Anna Deume & Ariane Karénine, deux héroïnes clouées au pilori
En épigraphe, extraits de MANGECLOUS d'Albert Cohen.
"(Salomon) ... En tout cas, moi, j'ai lu un livre Karénine. Oh comme je l'ai trouvé beau ! Ces deux si nobles, si poétiques qui s'aiment et tant pis pour le mari ! ...
(Mangeclous) ... Haha, un amant c'est plus poétique, vient de dire l'extrémité du vermicelle des vermisseaux ! Ah, messieurs, que vienne un romancier qui explique enfin aux candidates à l'adultère et aux fugues passionnelles qu'un amant ça se purge ! Ah, qu'il vienne, le romancier qui montrera le prince Wronsky et sa maîtresse adultère Anna Karénine échangeant des serments passionnés, et parlant haut pour couvrir leurs borborygmes et espérant chacun que l'autre croira être seul à borborygmer. Qu'il vienne, le romancier qui montrera l'amante changeant de position ou se comprimant subrepticement l'estomac pour supprimer les borborygmes tout en souriant d'un air égaré et ravi ! ... Qu'il vienne, le romancier qui nous montrera l'amant, prince Wronsky et poète, ayant une colique et tâchant de tenir le coup, pâle et moite, tandis que l'Anna lui dit sa passion éternelle. Et lui, il lève le pied pour se retenir. Et comme elle s'étonne, il lui explique qu'il fait un peu de gymnastique norvégienne ! Et puis il n'en peut plus et il prie sa bien-aimée de le laisser seul pour un instant car il doit créer de la poésie à vers ! Et, resté seul dans le cabinet de travail parfumé, il est traqué ! Il n'ose aller dans le réduit accoutumé, car la mignonne Anna est dans l'antichambre ! Alors, le prince Wronsky s'enferme à clef et prend un chapeau melon et s'accroupit à la manière de Rébecca, ma femme qui, elle, ne prétend pas être une créture d'art et de beauté ! Et soudain, voici qu'arrive le mari de l'adultère, monsieur Karénine, qui a défoncé la porte de la rue ! Et alors la passionnée Anna lui dit qu'elle ne veut plus de lui, que le prince Wronsky et elle sont dans un ouragan et que lui, Karénine, est un mari dégoûtant et peu poétique ! "Le prince Wronsky, crie-t-elle, m'a ouvert les portes du royaume ! Ô chien de mari, ô jaune, ô fils de la pantoufle et du cataplasme, sais-tu ce que fait en ce moment mon trésor, mon aigle de passion ? Il crée des vers !" Et le prince Wronsky qui a mangé trop de melon et bu trop d'eau glacée est accroupi sur son chapeau melon ou plutôt sur son képi d'aide de camp et il s'y soulage et murmure le nom de sa maman avec infinie faiblesse et délectation ! Accroupi devant le piano, il frappe sur les touches et il joue un noctambule de Chopin pour couvrir d'autres bruits ! Voilà un roman selon mon coeur ! Et le mari, le pauvre mari Karénine, s'en va. Et Anna frappe et demande : "Cher prince Wronsky, avez-vous fini de créer ?" Et le prince répond : "Tout de suite, ma noble colombe, les vers ne sont pas encore finis." Et cinq minutes après, il lui dit d'entrer dans la chambre dont la fenêtre est grande ouverte. Et il n'y a plus de képi par terre, car il l'a enfermé dans la bibliothèque, ce charmant amant ! Et sur le tapis il a répandu des parfums ! Et il lui dit : "Ah, que c'est bon de créer de l'art ! - Oui, cher prince, répond l'adultère avec respect, ce doit être merveilleux ! - Oui, s'écrie le prince poète, il y a des moments où il faut que ça sorte !" Et l'idiote baise sa main si respectueusement. Enfin elle a trouvé un non-mari ! Un éternellement poétique !
Voilà, voilà le roman qu'il faut écrire pour les femmes et pour mes maudites filles qui sont tout le temps à regarder les officiers grecs !..."
Extraits de Mangeclous, passage déjà cité dans un précédent article
À presqu'un siècle de distance, deux femmes mariées vont devoir affronter le même destin tragique sous la plume trempée dans l'encre, quelque peu teintée de misogynie, de leur créateur. Si tous les adultérins mâles avaient subi le même sort, bien peu en auraient réchappé. N'ouvrant pas la voie à la rédemption, les peines expiatoires sont sans appel, telle une véritable lapidation littéraire autant que sociale...
Anna Karenine est jeune et belle, mais bien vivante elle "s'ennuie" avec un mari sombre et plus agé. Il ne pense qu'à son ambition politique, non pas par esprit altruiste, mais par pur arrivisme. Leur enfant Serge est le rayon de soleil de cette femme délaissée dans cette vie petits-bourgeois de la fin du XIXe siècle dans la Russie tsariste.
Ariane Deume, dans Belle du Seigneur, vit au bord du lac Léman, n'a pas d'enfant et s'ennuie chez elle entre son mari, Didi, fonctionnaire à la SDN, et ses beaux-parents, qui vivent sous le même toit. Adrien, alias Didi, n'a pas d'envergure, mais est bien gentil avec sa femme. En bref, il n'est pas méchant et ne pense, lui aussi, qu'à son avancement dans la hiérarchie diplomatique ou du moins bureaucratique.
Ces deux femmes rêvent, inconsciemment, du grand amour et du prince charmant. Elles le rencontrent ; Anna est séduite par Alexis Vronski et Ariane par le beau Solal de Solal. Ils sont jeunes, voire plus jeune pour Anna, beaux naturellement, riches cela va de soi, quelque peu fats et coureurs de jupons fatalement, insouciants de toutes façons. Comment ne pas succomber ? Et comme le plus sûr moyen de vaincre la tentation, c'est d'y succomber, elles plongent corps et âme !
L'utilisation du soliloque est commun et largement utilisé dans les deux oeuvres, véritables romans "rose-gris" : il s'agit d'une véritable vampirisation de l'affect des deux héroines par le mâle-créateur. Que ce soit Léon Tolstoï ou Albert Cohen, leur rapport avec La Femme n'a jamais été simple, en particulier avec leur mère, que ce soit par défaut ou par excès, le premier l'a perdue à l’age de deux ans, le second a eu un rapport avec la sienne des plus explosifs ; lire son "livre de ma mère". Et ceci, sans parler de leur comportement avec leurs épouses... Sans être totalement misogynes, la place qu'ils concèdent à "leur" femme réelle ou fictive est contrastée, sinon emprunte de l'image du péché originel, de la faute ou de la tentation qu'elle exerce sur le mâle, sinon du Diable en personne. L'esprit de ces deux grands auteurs tente de se substituer aux profils psycho-affectifs de leurs "héroïnes" pour essayer de trouver des circonstances atténuantes, des justifications, des hésitations ou des questionnements à leurs penchants "coupables", alors que l'acte d'accusation est déjà écrit et que la sentence est prononcée.
La "garniture" littéraire de ces deux romans est cependant différente : dans Anna Karenine, les divagations "métaphysico-religieuses" et mystiques de Levine-Tolstoï encombrent le texte et l'alourdissent inutilement, tout comme ses théories stratégiques dans "La Guerre et la Paix" ; dans Belle du Seigneur d'Albert Cohen, au contraire et de façon jubilatoire, l'intervention des Valeureux, cousins et amis de Solal, et l'irrestible satire, d'un humour décapant, des petits bourgeois Deume, apportent un peu d'air frais dans le drame à venir... Il est à noter que, vraisemblablement Cohen a lu Tolstoï, car non seulement il s'en inspire très largement dans une écriture plus libre (de censure morale et religieuse, en particulier), mais il ponctue cette inspiration par une tirade qu'il met dans la bouche de Mangeclous, dans le livre éponyme (Mangeclous) qui est un monument littéraire sur la dérision et la mise en abime des rapports amoureux, dans l'adultère en particulier (voir en tête d'article) ; dans ce monologue de Mangeclous, il fait appel aux deux héros parfaitement identifiés de Tolstoï, Anna Karenine et Alexis Vronski..., mensonges, tromperies, faux semblants et petits drames physiologiques de la vie quotidienne, etc. ; à mourir de rire !
La fin des deux romans est totalement superposable dans leur issue et dans la rapidité de sa survenue. Ce contraste est saisissant, et même troublant, deux ou trois pages suffisent à l'auteur pour purger une histoire de huit cents pages denses, chaotiques, incertaines dans les allant et venant de la passion humaine, qui, dans ce cas, ronge et détruit l'Âme. Mais quelles pages inoubliables ! *
Moralité, le bonheur ne peut pas se révéler dans le mensonge, et peut-être pas non plus dans l'amour terrestre, tremplin utilisé par Tolstoï pour son "élévation" dans les sphères nébuleuses (sinon fumeuses) de la métaphysique ou de l'Extase...
Deux héroïnes "martyres", une histoire, deux livres incontournables.
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* "La dernière partie d'AK a produit ici une impression particulièrement forte, une véritable explosion. Dostoïevski agite les bras et dit que vous êtes un dieu de l'art" (lettre de Starkhof à Tolstoï, 18 mai 1877)
Extraits :
“...Mais un temps est venu où j’ai compris que je ne pouvais plus me faire d’illusions, que j’étais un être de chair et d’os. Est-ce ma faute si Dieu m’a faite ainsi, si j’ai besoin d’aimer et de vivre ?... Et maintenant ? s’il me tuait, s’il tuait l’autre, je pourrais comprendre, pardonner ; mais non, il... Comment n’ai-je pas deviné de qu’il ferait ? Une nature basse comme la sienne ne pouvait agir autrement. Il devait défendre ses droits, et moi, malheureuse, me perdre plus encore...” p. 327 Anna Karénine, La Pléiade, édition 1951.
" Elles m'ont regardée comme un être bizarre, effrayant, incompréhensible!... Que peuvent se dire ces gens-là ? Ont ils la prétention de se communiquer ce qu'ils éprouvent ? p. 801 Anna Karenine, La Pléiade, édition 1951.
" Six heures j'ai tout le temps vôtre vôtre ô mon amour pourquoi ne pas être ici avec moi dans ce bain chaud délicieux on serait si bien tous les deux tant pis si pas assez de place pour les deux on s'arrangerait tout de même on trouverait le moyen un moyen ancien depuis Adam oui je sais je l'ai déjà dit ce truc de venir me rejoindre dans le bain ça m'arrive tout le temps de me répéter Ève la première idiote qui disait personne ne comprend mon Adam ....." Ariane dans son bain : texte sans aucune ponctuation, tel que dans l'esprit il n'y a ni orthographe ni grammaire. p. 523, Belle du Seigneur. Éd. Gallimard, collection blanche.