Huis clos "en haut"
Un jeune homme de la ville sans particularité aucune et à la limite sans intérêt, se rend en août 1907 à Davos pour "visiter" son cousin. Cette visite devait durer trois semaines. Hans Castorp " - tel est le nom du jeune homme - " y restera finalement sept ans et en redescendra lorsque le monde "d'en bas" l'appellera pour sa destinée. Entre temps, il y aura tous les événements de cette vie "claustrale" dans ce sanatorium où son cousin, Joachim Ziemssen, a été admis pour soigner sa tuberculosis pulmonaris. Cette vie "d'en haut" va progressivement détacher "notre héros" de sa vie "d'en bas". Les deux mondes se côtoient sans se mélanger et ne se comprennent pas. Même le temps s'écoule différemment et la façon de le mesurer n'est pas identique. Pour "l'acclimatation" du lieu, la tâche du nouveau venu sera de "s'habituer à s'habituer".
Ce volumineux roman de Thomas Mann, écrit au début du vingtième siècle, n'est pas sans rappeler celui de M Proust, écrit à la même époque. D'un style d'écriture plus simple, Mann utilise par moments une longueur de phrases "proustiennes" avec des digressions et de ajouts sans alourdir cependant le contenu narratif. De même Proust, incomparable agent "dilatateur" du Temps, Mann se penche sur ce paramètre vital et irrépressible qui fuit sans cesse et que la mémoire seule peut faire revivre et comme dans un prisme le fait diffracter, en d'innombrables rayons de couleurs différentes de l'infra à l'ultra, par celui ou celle qui s'en saisit ; autant de souvenirs et de réminiscences. Tout finit alors que tout commence. Le temps passe, la mémoire est comme le Garde-temps de nos meilleurs horlogers du bord du lac de Joux.
En opposition avec le narrateur du temps perdu, Hans Castorp n'est pas ambitieux. Ce héros si discret, ingénu et disons-le un peu naïf sinon bébête va se fondre dans ce paysage de montagnes enneigées et dans cette ambiance de convivialité forcée dans laquelle il puise ses sujets de réflexion qu'il développera au cours de ses longues stations "sur sa confortable chaise longue" sur le balcon de la chambre 34 pendant ses "cures de repos".
Extrait, page 146
"Sur la nature de l'ennui des conceptions erronées sont répandues. On croit en somme que la nouveauté et le caractère intéressant de son contenu "font passer le temps", c'est-à-dire : l'abrègent, tandis que la monotonie et le vide alourdiraient et ralentiraient son cours. Mais ce n'est pas absolument exact. Le vide et la monotonie allongent sans doute parfois l'instant ou l'heure et les rendent "ennuyeux", mais ils abrègent et accélèrent, jusqu'à presque les réduire à néant, les grandes et les plus grandes quantités de temps. Au contraire, un contenu riche et intéressant est sans doute capable d'abréger une heure, ou même une journée, mais, compté en grand, il prête au cours du temps de l'ampleur, du poids et de la solidité, de telle sorte que des années riches en événements passent beaucoup plus lentement que ces années pauvres, vides et légères que le vent balaye et qui s'envolent. Ce qu'on appelle l'ennui est donc, en réalité, un semblant maladif de la brièveté du temps pour cause de monotonie : de grands espaces de temps, lorsque leur cours est d'une monotonie ininterrompue, se recroquevillent dans une mesure qui effraye mortellement le coeur ; lorsqu'un jour est pareil à tous, ils ne sont tous qu'un seul jour ; et dans une uniformité parfaite, la vie la plus longue serait ressentie comme très brève et serait passée en un tournemain. L'habitude est une somnolence, ou tout au moins un affaiblissement de la conscience du temps, et lorsque les années d'enfance sont vécues lentement, et que la suite de la vie se déroule toujours plus vite et se précipite, cela aussi tient à l'habitude...."
Thomas Mann - La montagne magique - Le livre de Poche - Traduit de l'allemand par Maurice Betz
ISBN : 978-2-253-05752-9