En finir avec Napoléon ?
En finir avec Napoléon ? Sous ce titre provocateur, mais Ô combien justifié, l'éditorial du numéro spécial du magazine L'Histoire (n° 401, juillet-aout 2014) nous permet de revenir sur ce phénomène qui divise encore admirateurs et opposants de l'homme qui fit trembler l'Europe au début du XIXe siècle. Pur produit de la Révolution de 1789, militaire plus que politique, opportuniste sans scrupule, ambitieux et sanguinaire, pendant vingt ans il fera régner le despotisme le moins éclairé et le plus absolu. Il se partagera l'Europe en y plaçant les membres de sa famille sur des trônes laissés vaquants par les vaincus. Il sera responsable de plus de trois millions de morts pendant cette période. À son départ à Sainte Héléne, la France sera exsangue et le territoire national verra ses frontières revenues en deçà de ce qu'elles étaient en 1789. Beau résultat!
Pour s'en persuader, au château de Fontainebleau, lieu magnifique, il fallait voir une exposition temporaire du Comte François Gérard, peintre attitré de l'Empire, qui s'est terminée fin juin et que nous avons eu la chance de visiter. Si la qualité du peintre est indéniable, les sujets peints frappent le visiteur : portraits de la famille Bonaparte et des pièces rapportées, mis en scène de façon impérialement grotesque, mais magnifiquement réalisés. Obligatoire, il s'agissait de travaux de commande... Cette famille s'est partagé l'Europe pendant vingt ans, comme certaines autres familles tristement célèbres, comme par exemple les Corleone ou les Soprano, (pour ne citer que celles de fiction, omerta oblige), se sont approprié des "territoires" aux États Unis. Curieuse ressemblance ! Dans un cas, on l'appelait le Parrain, dans l'autre cas, l'Empereur ! Cherchez la différence ! N'exagérons pas et reprenons le cours de l'Histoire et pour cela, nous allons faire appel à un de ses contemporains les plus présents, témoin scrupuleux et attentif d'une époque trouble.
Il est presque son jumeau, né à un an d'intervalle, tout aussi ambitieux, égocentrique génial et assoiffé de reconnaissance ; ils se sont croisés, ils se sont un peu parlés, ils se sont un peu haïs et admirés en même temps, normal ! Ils se sont "aimés", exemple : "Chateaubriand croit-il que je suis un imbécile, que je ne comprends pas ! Je le ferai sabrer sur les marches des Tuileries." (Mémoires d'Outre tombe, La Pléiade, p. 630). Il s'agit donc de François René de Chateaubriand.
Dans les Mémoires d'outre tombe, si de temps en temps ses propos sur le "grand" homme sont un peu entachés d'admiration, il est impitoyable avec son contemporain, en particulier pour l'assassinat du Duc D'Enghien ("ce n'est pas un crime, c'est une faute" a dit Fouché), sur le massacre des prisonniers de Jaffa, sur l'abandon de ses troupes au cours de la campagne d'Egypte, ou au cours de la retraite meurtrière de la campagne de Russie, autant d'exemples du manque de scrupules de cet homme sans foi ni loi à qui on a attribué, comble de l'ironie, la paternité de notre Code civil et qui porte encore son nom !
"Le 21 mars 1804 amène la mort du Duc d'Enghien : je vous l'ai racontée. Le jour même, le Code civil ou le Code Napoléon est décrété pour nous apprendre à respecter les lois." (Ibid., p. 747)
"Au milieu des morts, sur le champ de bataille de Wagram, Napoléon montra l'impassibilité qui lui était propre et qu'il affectait, afin de paraître au-dessus des autres hommes ; il dit froidement ou plutôt il répéta son mot habituel dans de telles circonstances : "Voilà une grande consommation !"" (Ibid., p.773)
"L'illustration de notre suzerain ne nous a coûté que deux à trois cents mille hommes par an ; nous ne l'avons payé que de trois millions de nos soldats ; nos concitoyens ne l'ont achetée qu'au prix de leurs souffrances et de leurs libertés pendant quinze ans : ces bagatelles peuvent elles compter ?... Il n'a pas fait la France, la France l'a fait... On ne peut le (Bonaparte) combattre qu'avec quelque chose de plus grand que lui, la Liberté : il s'est rendu coupable envers elle et par conséquent envers le genre humain." (ibid., p. 1006-7-8)
Dans les Mémoires, Chateaubriand rapporte un extrait de presse de Benjamin Constant (ami de Germaine de Staël, dont la ligne politique, à lui, n'a jamais été très constante !), et qui dans les gazettes écrivait : "Après avoir versé tous les fléaux sur notre patrie, il a quitté le sol de la France. Qui n'eut pensé qu'il le quittait pour toujours ? Tout à coup il se présente et promet encore aux français la liberté, la victoire, la paix. Auteur de la constitution la plus tyrannique, il parle aujourd'hui de liberté ?........ Quelle liberté peut-il promettre ? Ne sommes nous pas mille fois plus libres que sous son empire ? Il promet la victoire, et trois fois il a laissé ses troupes en Égypte, en Espagne et en Russie, livrant ses compagnons d'armes à la triple agonie du froid, de la misère et du désespoir..." (Ibid., p. 917)
Dans ces temps troublés, deux personnages contemporains à Bonaparte surnagent à la surface de cette fange politique qui en l'espace de trente ans à peine verra tour à tour, la chute de la royauté vieille de dix siècles, la Révolution, la terreur, le Consulat, l'Empire, et la restauration de la monarchie ; d'un côté, le Prince de Talleyrand, dont la fourberie géniale et brillante est légendaire, et de l'autre, Joseph Fouché, dont la déloyauté proverbiale et les diverses trahisons n'égaleront pas tous ses crimes. Dans les Mémoires, Chateaubriand y revient plusieurs fois, mais on ne peut résister à glisser ces quelques phrases "sublimes", sinon assassines : "Tout à coup une porte s'ouvre : entre silencieusement le vice appuyé sur le bras du crime, M. de Talleyrand marchant soutenu par M. Fouché ; la vision infernale passe lentement devant moi, pénètre dans le cabinet du Roi et disparaît. Fouché venait jurer foi et hommage à son seigneur ; le féal régicide, à genoux, mît les mains qui firent tomber la tête de Louis XVI entre les mains du frère du roi martyr ; l'évêque apostât fut caution du serment." (Ibid., p. 984)
Le vice appuyé sur le bras du crime - Image du Souper avec Claude Rich et Claude Brasseur - Molinaro
Laissons encore passer le temps ; on a voulu construire un mythe avec un personnage hors du commun, ce qu'il est sans aucun doute. À la fin de son règne, il était l'usurpateur, vingt ans après sa mort, et avec le retour de ses cendres à Paris, ses admirateurs, appuyés par le gouvernement de l'époque en ont fait un héros national...
"C'est le propre de l'homme de se tromper ; seul l'insensé persiste dans l'erreur !" - Cicéron.
Pour compléter le réquisitoire, lire cet excellent livre "pamphlétaire" :
Napoléon, une imposture - L'Archipel, 2002 - ISBN-10: 2841873986