Une Femme "à hommes"
Germaine de Staël
De deux et trois ans l'aînée de Chateaubriand et de Napoléon (Bonaparte avait 20 ans en 1789), son destin hors du commun sera indissociable de celui de ces deux hommes. Pourtant, disons-le tout de suite, la postérité ne lui réservera pas la même place au panthéon des bons penseurs machistes et autres guerriers sanguinaires.
Cependant, les hommes, elle les aura aimés. Ils occuperont une place centrale dans cette histoire unique des relations humaines et amoureuses de la première moitié du XIXe siècle. Germaine de Staël fut une perpétuelle amoureuse, dévoreuse et dominatrice des hommes qui croiseront sa route. Elle voyagea beaucoup, sillonna l'Europe dans une période de guerres révolutionnaires et impériales. Infatigable charmeuse, intrigante pour certains, manipulatrice pour d'autres, elle suivit l'exemple maternel en ouvrant son Salon. Ses "fidèles" furent nombreux et la suivirent ; à Coppet, non loin de Genève ; à Paris, avant d'en être exilée sur ordre de Bonaparte, consul puis empereur ; à Chaumont-sur-Loire, puis en Angleterre, en Italie, en Allemagne, etc. Cela lui conféra une stature européenne dans l'opinion publique et surtout parmi les intellectuels et les politiques de tous bords de son époque.
Sa vie amoureuse est tumultueuse, son premier amour commença à l'adolescence et se porta vers son père, Jacques Necker, ministre compétent et intégre de Louis XVI. Malheureusement pour lui et pour la France, la noblesse et la révolution ont eu raison de lui. Il s'enfuit finalement en 1790 de France avec sa fille unique et sa femme pour finir sa vie à Coppet dans ce magnifique château au bord du lac Léman. Germaine aura une admiration démesurée pour ce père tant aimé.
A l'âge de 20 ans, Germaine sera mariée avec un des deux plus célèbres suédois de l'époque à Paris, le baron Erik Magnus de Staël, chargé d'ambassade à Paris. L'autre était le Comte de Fersen, le très fidèle ami de Marie-Antoinette... Très vite cependant, la découverte de l'amour physique lui donnera des ailes et une envie de liberté sexuelle, qui en fera une grande consommatrice... De tous les hommes qu'elle a connus, et même détachée d'eux, elle leur conservera toujours une indéfectible amitié qu'elle peut et veut entretenir. Éternelle amoureuse et possessive à l'excès, elle aurait sans doute aimé les avoir tous "à ses pieds" et tout le temps.
Deux amitiés seront pourtant essentielles et durables, la première est naturellement Benjamin Constant et la seconde est Juliette Récamier. C'est en 1794, à Coppet, qu'apparaît pour la première fois ce compagnon sentimental et intellectuel avec qui elle aura une fille, Albertine. "Leur rupture" ne sera jamais totale, même après le mariage de Benjamin Constant avec Charlotte Hardenberg. D'autres amants feront date dans sa vie, en particulier Narbonne, avec qui elle aura deux fils Auguste et Albert et le dernier, John Rocca, avec qui elle se mariera en secret pour reconnaître le fils qu'elle aura avec lui (Louis-Alphonse). Rocca a vingt ans de moins que Germaine, elle accouchera à l'âge de 42 ans. Tous ses enfants porteront le nom de son premier mari dont elle n'aura eu qu'un enfant, Gustavine. Même si elle en est séparée dès le début de leur mariage, Germaine restera en contact avec lui et l'assistera même aux derniers instants de sa vie dans une auberge de Poligny dans le jura.
Voilà la grande part de sa postérité : une femme libérée, libertine peut-être, libre penseuse, en un mot, libre. La liberté sous toutes ses formes sera un de ses chevaux de bataille, par delà même, un éventuel féminisme qu’elle ne revendiqua jamais. Ce schéma réducteur omet souvent toutes ses qualités intellectuelles et ses engagements dans la vie politique de cette période de l'Histoire française. Femme, suisse, protestante, qu'a-t-elle donc à dire sur la politique des hommes, français et catholiques ? Et en partie pour cela, les lauriers de la postérité de penseur et de théoricien politique lui seront refusés par certains...
Romancière et essayiste politique, elle gagnera une réputation européenne qui la fera craindre et aduler à la fois. Le plus surprenant dans son comportement envers ses contemporains sera son ambivalence vis-à-vis du général, puis consul, puis empereur Napoléon. Cela peut se comprendre si on se replace dans l'époque, au plus près du pouvoir, comme Germaine de Staël et Benjamin Constant l'étaient. Le recul vis-à-vis d'une histoire contemporaine permet des jugements plus pertinents. Mais les prises de position politique dans la tourmente de l'Histoire de France de 1789 à 1815 relevaient souvent de l'acrobatie, de l'opportunisme, voir de la déloyauté la plus complète, si l'on voulait rester proche du pouvoir... Pour des raisons peu claires, Bonaparte avait une peur bleue de cette femme, somme toute peu dangereuse en soi, et qui a continué à lui envoyer des courriers enflammés dans lesquels l'allégeance et la soumission sont en filigrane. Pourtant, son exil de France et de Paris lui pesait ; il dura quinze années. Si l'opportunisme politique de Germaine a été interrompu par un exil imposé, celui de Benjamin a été constant (jeu de mots largement utilisé par les commentateurs de l'époque), allant même jusqu'à la figure de girouette, qu'on lui a octroyée comme à bien d'autres hommes politiques de cette époque, en 1815, pendant les cents jours…, et après.
Chansons historiques de France, 1815
Quant à sa relation avec Juliette Récamier, l'amitié y était teintée d'une certaine jalousie. Beaucoup plus jeune que Germaine, Juliette avait une beauté physique qui la rendait encore plus attirante, ce qui pouvait alimenter une certaine compétition entre ces deux femmes "à hommes". Cependant malgré les aléas de leur vie amoureuse, elles conservèrent une relation épistolaire abondante et une admiration réciproque soutenue. Germaine n'était pas belle, mais son charme était tel que même les plus réfractaires tombèrent dans ses filets, comme Goethe et Lord Byron. Son charisme et sa puissance intellectuelle faisaient l'admiration de ses "fidèles" qui jusqu'à sa fin ultime lui ont voué une sorte de culte inégalé dans cette Europe naissante.
Chateaubriand, dans ses Mémoires d'Outre-Tombe, consacre tout le livre vingt-neuvième à un de ses Amours, Juliette Récamier, et dans lequel, une large part est consacrée à Benjamin Constant et à Germaine de Staël, citant même une de ses lettres à Napoléon (p.185, La Pléiade tome 2). Il raconte sa visite à Paris alors qu'elle était déjà alitée, et que ses jours étaient comptés. Elle meurt le 14 juillet (!) 1817.
Et pour reprendre les termes d'un conférencier*, la mort de Germaine de Staël lui apporta "l'apaisement de la chair, la quiétude de l'esprit et la sérénité de l'âme." Elle repose dans le caveau familial du château de Coppet. Nul homme de sa vie, autre que son père, ne partage son éternité...
Voir aussi sur ce blog
Madame de Staël - Michel Winock - Fayard (2010) - ISBN 978-2-213-65451-5
Mémoires d'Outre-Tombe - Chateaubriand - Pléiade
*Conférence :