Dans les pas vénitiens de Théophile Gautier
Comment ne pas être ému, quand on connaît un peu Venise à la lecture de cette "visite guidée" que nous propose Théophile Gautier. Sa "Venise" extraite de son journal de voyage en Italie, vient d'être republiée*, c'est un délice. Elle nous plonge dans la Venise d'il y a deux cents ans environ. Les français en sont partis et les autrichiens l'occupent. Imaginez le même décor immuable - le palais des Doges, San Marco, San Giorgio Maggiore, la punta de la Dogana, etc -, des gondoles partout, seuls moyens sub-aquatiques de se déplacer, les rares vapeurs viennent de la terra ferma. Maintenant, fermez les yeux, votre fauteuil tangue un peu comme secoué par la houle de la lagune ; au loin, un air langoureux et majestueux envahi progressivement le silence perturbé seulement par le bruit des vaguelettes venant mourir sur le bois de votre embarcation : c'est L'Adaggietto de la 5e de Mahler. Ça y est, vous y êtes. Vous êtes Aschenbach**. La magie a opéré.
Laissons la parole à notre promeneur :
Il arrive à Venise par le train, puis en gondole, il fait nuit,
"L'ombre lui rend le mystère dont le jour la dépouille, remet le masque et le domino antiques aux vulgaires habitants, et donne aux plus simples mouvements de la vie des allures d'intrigue ou de crime. Chaque porte qui s'entrebâille à l'air de laisser passer un amant ou un bravo. Chaque gondole qui glisse silencieusement paraît emporter un couple d'amoureux ou un cadavre avec un stylet de cristal brisé dans le cœur." (p.13)
Le promeneur dans les calle :
"Une fois même nous fîmes à travers l'écheveau des ruelles de Venise la promenade la plus embrouillée à la suite d'une belle nuque - ce qu'il y a de charmant, surtout chez les vénitiennes, c'est la nuque, l'attache du col à la naissance des épaules - qui n'y comprenait rien et nous prenait pour un galantin opiniâtre et imbécile." (p.109)
L'amateur d'art au musée de l'Accademia :
"Chaque grand maître de Venise a là un échantillon supérieur de son talent, le chef d'œuvre de ses chefs-d'œuvre, pages suprêmes où le génie et le talent, l'inspiration et l'habileté, se fondent dans une proportion difficilement retrouvable, conjonction rare, même dans la vie des artistes souverains." (p.154)
Puis il y a les anecdotes, sortes de légendes vénitiennes, qu'on aime à raconter ou à entendre. Celle du barcarol qui apporte l'anneau d'or au doge, représenté dans un immense tableau, où le bougre ressemble plus à un pauvre pêcheur qu'à un fier gondolier. Cette immense toile de Paris Bordone, nous sommes allés la revoir à l'Accademia, profitant des descriptions des tableaux de Théophile Gautier, qui pour certains sont toujours là et peut être à la même place...
Et puis, il y a l'éclatante description de l'Assunta de Titien, qui se trouve actuellement et depuis 1518 au dessus du maître-autel de l'église des Frari. Dans la descrition qu'en fait Gautier, on a l'impression qu'elle est accrochée dans le musée, il la décrit comme située en face de la peinture de Tintoret, Saint Marc délivrant un esclave, qui, elle, est bien dans une des salles, actuellement en face d'un des derniers tableaux de Titien, fini par Palma le jeune, La Pietà. S'agit il d'une confusion ?, ou d'un asile transitoire après sa (re)découverte "miraculeuse" par le Comte Cicognara ? Cela n'enlève rien à l'enthousiasme du Spectateur devant ce chef d'œuvre :
"La Vierge de l'Assunta, grande, forte, colorée, avec sa grâce robuste et saine, son beau port, sa beauté simple et naturelle, n'est-elle pas la peinture de Titien avec toutes ses qualités ? L'Assunta est une des plus grandes machines du Titien et celle où il s'est élevé à la plus grande hauteur...." (p.161)
Retourner à l'Accademia dans les pas de Théophile Gautier, dans ces grandes salles plus ou moins bien éclairées, dont le pavement inégal est dû à l'affaissement du bâtiment, les murs qui se fendent (témoin, les mouchards de mesure de l'élargissement des fissures), revoir et revoir encore toutes ces merveilles, c'est ça aussi la magie de Venise.
Pourtant, le regard de Gautier n'est pas toujours flatteur, soit pour certains bâtiments de la ville (ou ses architectes) ou pour certains de ses habitants. Pour ces derniers, en particulier ceux qui sont abrités dans ce qu'il appelle la capucinière, leur description est pour le moins caricaturale (le mot est faible !). Ce couvent des capucins du Redentore (que nous avions visité il y a deux ans) est décrit, à deux siècles de distance, avec une verdeur teintée d'une touche de méchanceté. Personne n'est parfait. Reste que ce livre est un des meilleurs rapports de séjour vénitien que nous connaissons et qui est écrit dans une langue soignée et érudite, ce qui ne gâche rien pour la visite (sans bouger) de la Sérénissime.
*Venise - Gautier - Nous Via - ISBN 978-2-913549-96-8
** Aschenbach est le personnage de La Mort à Venise, livre de Thomas Mann, repris au cinéma par Luchino Visconti en 1971 et intitulé Mort à Venise.