"Les joies du Devoir" ou La leçon d'allemand.
Le "watt" de la mer du Nord en 1943. Un jeune adolescent raconte. Dix ans plus tard, dans sa cellule d'un centre de détention, il est puni. Son devoir de la leçon d'allemand n'est pas fait. Il y a trop de choses à raconter ; trois ou quatre pages de rédaction ne lui suffisent pas. De son isolement imposé par la punition, il en fera son refuge pour "tout" écrire.
Nous sommes vers la fin de la deuxième guerre mondiale au nord de l'Allemagne à la frontière danoise. La mer du Nord est froide et sombre, les étendues plates à perte de vue, le vent permanent glacial, la pluie..., et malgré ce décor lugubre, une grande "beauté" s'en dégage faite de couleurs en perpétuel changement avec des lumières uniques qu'on ne voit nulle part ailleurs. Des maisons éparses sur cette grève peu hospitalière. Des familles qui se connaissent depuis longtemps voire depuis toujours : le facteur manchot, le tenancier du bistrot-auberge, le peintre et le brigadier Jepsen. C'est le père du narrateur, borné, obtus, brutal et surtout obéissant ; la mère silencieuse, autoritaire et peu maternelle voire méchante ; trois enfants, l'aîné Klaas s'est volontairement mutilé une main pour ne pas aller à la guerre, la puînée Hilke qui doit abandonner son amoureux car il est musicien (!), et notre héros le cadet, introverti, rêveur et surtout..., collectionneur : c'est Siggi Jepsen, 13-14 ans, qui de sa petite taille d'alors regarde en contre plongée les adultes, ses parents, son frère et sa sœur, le peintre et les autres.
Tout tourne autour de la Peinture et des peintres. Lui, le peintre, c'est Nanssen, Max Ludwig Nanssen, personnage fictif inspiré de la vie et des œuvres d'Emil Nolde (1867-1956), qui s'appelait en réalité Hanssen.
"Le cadre" de ce livre-tableau peut être représenté par les lois nazis sur la "peinture dégénérée", aberration culturelle du régime de l'époque qui, non seulement, commande la destruction des œuvres mais aussi, interdit aux peintres "dégénérés" de peindre.
"Le fond" du tableau, la mer du Nord, la grève, un moulin sans ailes, le ciel est sombre.
"Les personnages" du tableau, le brigadier Jens Jepsen, obéissant aux ordres de Berlin, "doit" et veut faire appliquer la loi. Cette obsession deviendra rapidement pathologique. Le peintre essaie de raisonner son copain d'enfance, le brigadier, sans succès, mais : "Retiens bien ça : je continuerai de peindre. Je peindrai des tableaux invisibles. J'y mettrai tant de lumière que vous n'y verrez que du feu. Des tableaux invisibles." (p. 95). Troisième personnage, le voyeur, le narrateur, l'enfant plus proche du peintre que de son père, scrute, espionne, caché derrière une haie.
Le "titre" de ce tableau-livre pourrait s'appeler comme l'énoncé de la rédaction de la leçon d'allemand : "Les joies du Devoir".
Dans un style très singulier si ce n'est unique, l'auteur de ce magnifique roman publié en 1968, Siegfried Lenz, utilise un artifice d'écriture consistant à incorporer les dialogues sans ponctuation préalable dans le récit descriptif ; cela déroute et perturbe le lecteur lors du premier chapitre ; puis cela donne ensuite une certaine fluidité narrative et renforce l'intensité dramatique de cette histoire. Ce roman est composé à partir de l'histoire des peintres de cette époque, comme de celle d'Emil Nolde, victime du régime nazi, expulsé de l'académie des Arts. Au cours de la campagne contre l'art dégénéré, un grand nombre de ses œuvres (1052 semble-t-il !) disparait des musées et certaines seront détruites. Pendant cette période sombre, il peint des aquarelles qu'il désignera lui-même "tableaux non-peints".
La leçon d'allemand - Siegfried Lenz - Éditions Robert Laffont, Pavillons poche - Traduction de Bernard Kreiss - ISBN : 2-221-11293-8