Macondo ou la cité "irradieuse"
A mon ami chilien Luis Belmar.
Il était une fois un village perdu dans une région marécageuse au milieu de nulle part.
La chaleur y est écrasante, mais la saison des pluies peut être longue : "Il plut pendant quatre ans onze mois et deux jours." (p.298). Parmi les pionniers qui ont créé ce lieu de vie, il y a José Arcadio Buendia, sa femme Ursula qui est aussi sa cousine et le gitan-prophète Melquiades. Ils ont fui de la terre là-bas vers l'Est, car ils étaient poursuivis par un fantôme... Dès les premières pages on est immergé dans un monde "magique" d'où l'on essaie de comprendre qui est qui ? Les petites anecdotes s'entassent et s'encastrent les unes dans les autres, comme de véritables poupées russes. On se perd dans les générations et dans les liens de parenté, ils s'appellent tous Aureliano ou Arcadio ce qui ne facilite pas les choses. Mais c'est à dessein que Marquez veut nous perdre, bien englués que nous sommes dans le rationnel et la construction romanesque "académique". Il veut que nous lâchions prise et que nous nous laissions bercer par la musique de Ses Contes. Et là, lâchant prise, perdu et émerveillé à la fois dans Son "réalisme magique", comme il le décrivait lui-même, on décolle, on se laisse porter par la vague et par l'exubérance du récit. Ce voyage "initiatique" durera cinq cents pages environ. Il n'y a pas d'escale ni de repos. Tout s'enchaîne sans transition. Le texte est dense, le contenu surprenant, burlesque et comique, historique et biblique. Les histoires se suivent, mais ne se ressemblent pas. Pourtant certains détails reviennent, comme des refrains de comptines enfantines, comme des harmoniques, comme certaine petite phrase musicale : les enfants à queue de cochon, les petits poissons dorés, les quatre milles morts des grévistes de la bananeraie, José Arcadio Buendia sous le châtaignier, etc... La trame romanesque a peu d'importance et la magie est là. Nous sommes envoutés à l'égal du Sultan des Indes aux Histoires de Shéhérazade. C'est un livre de conteur hors pair, c'est un livre de contes qui s'apparente autant à celui des Mille et Une nuits, qu'à celui des aventures de Don Quichotte et dont le burlesque fait évoquer l'histoire de Gargantua ou plus récemment celle des Valeureux (la famille Solal d'Albert Cohen).
Mais reprenons par le début. L'incipit procède d'une prolepse (contraire d'analepse alias flash-back), devenue un grand classique en littérature : " Bien des années plus tard, devant le peloton d'exécution, le colonel Aureliano Buendia devait se rappeler ce lointain après-midi au cours duquel son père l'avait emmené faire connaissance de la glace." Dès lors, toute la famille Buendia et ses satellites batards et incestueux occuperont le devant de la scène de cette saga dans un espace-temps chaotique où l'anachronisme ne cède en rien aux incongruités folledingues des situations et autres aventures. La solitude et l'isolement semblent constituer le ressort psycho-affectif commun à toutes les générations. Le burlesque se joue de la superstition et de l'héroïsme quichottesque dans un va-et-vient incessant de personnages vivants et morts... Cela fait partie de la culture sud-américaine, dans ces milieux où la pauvreté n'est pas de l'indigence, où l'imagination n'est pas du fantasme, où la superstition n'est pas de la crédulité et où les morts continuent à fréquenter les vivants. Dans ce tourbillon de situations comiques et émouvantes qui se succèdent, se tisse l'histoire de cette famille à travers les générations successives où la solitude semble un trait atavique commun à tous, sans que l'on comprenne toujours pourquoi. Mais est-ce important ?
Dans ce déferlement d'évènements incongrus, l'on pourrait pourtant percevoir des parallèles avec les récits bibliques ou les textes évangéliques avec quelques résonances mystiques (comme l'ascension dans la lumière de Rémédios qui vient de "mourir", l'épisode du Déluge, etc) ; façon détournée d'expliquer la bible aux adultes, tels de grands enfants bien crédules. L'impact religieux, catholique en particulier, est majeur en Amérique "latine" depuis sa conversion "musclée" à partir du XVIe siècle. Ce mélange des superstitions indiennes et européennes donnent sous la plume d'un Marquez, fantasque et débordant d'imagination, ce texte captivant et envoutant.
Sur cette terre isolée, si ce n'est désolée, dans ce village de Macondo, irréel et éphémère, tout est possible jusqu'au bordel zoologique : " Il s'appelait l'Enfant d'Or...". Et puis après tant et tant d'aventures, de péripéties, de naissances et de morts, le dernier de la lignée, Aureliano Babilonia, père d'un "enfant né avec une queue de cochon...", plongé dans ses manuscrits "sauta encore quelques lignes pour devancer les prophéties et chercher à connaître la date et les circonstances de sa mort. Mais avant d'arriver au vers final, il avait déjà compris..." (p. 391). Épilogue apocalyptique qui tient autant de la révélation biblique que de la disparition/renaissance par la mémoire d'un monde à jamais perdu et "sur le ressac d'un monde révolu dont ne subsistait que la nostalgie" : celle du village de l'enfance de Gabriel Garcia Marquez..., des contes pour enfant qui font peur et rêver, et..., du Temps perdu !
On aurait aimé une adaptation cinématographique par Kusturica. Il semblerait que ce fut un projet, mais qui n'a jamais vu le jour.
Cent ans de solitude - Gabriel Garcia Marquez - Seuil - ISBN 978.2.02.001537.0