Boussole, ou comment perdre (avec bonheur) le nord !
L'Orient est un point de vue bien occidental et bien arbitraire, mais regardez la terre, elle est ronde, et à l'orient de l'orient, suivez votre doigt sur la planisphère, on tombe sur l'Amérique, l'Occident, et la boucle est bouclée. Et pourtant c'est de l'Orient que nous vient tout ce que nous savons et toutes nos sources d'inspirations..., et de spiritualités.
Depuis son lit, Franz Ritter, les yeux ouverts dans cette nuit viennoise raconte sa vie. Ce soliloque nocturne d'un vieil insomniaque malade avec ses mises en abîme successives, ses digressions permanentes et sans transition, ses ruptures spatio-temporelles nous donne le vertige, comme une bouffée d'opium, mais quel enchantement ! Cette prouesse romanesque durera quatre cents pages, sans interruption, dans une fluidité spectrale absolue ; œuvre d'érudition sinon d'un érudit ; le narrateur, Franz Ritter, ethno-musicologue universitaire, au seuil de sa mort (nous avoue-t-il), nous transporte sur "son tapis volant" dans le temps et dans les pays d'Orient, en particulier sur les rives de la Méditerranée (et dont certains sont meurtris par leurs conflits actuels). Ils sont pourtant le berceau de notre civilisation. L'inspiration est souvent venue d'Orient, sa récupération est (très) souvent occidentale. Dans ce foisonnement et ce croisement de personnages historiques et fictifs, la grande habilité de son magique auteur, Mathias Enard, a été de ne pas transformer ce qui est, effectivement, un roman, en un essai historique ou en un bulletin universitaire ou en "annuaire" (*). Les arts n'ont pas de frontière et n'ont pas besoin de traduction. Seule l'écriture est prisonnière de sa langue (et traduisible). La musique, la peinture, la sculpture sont au centre de la création artistique toute comme l'écriture. Elles sont à la source de nos émotions...
Et au milieu de cet entrelacs d'histoires, d'anecdotes et de personnages, ce livre est aussi un livre d'amour. C'est une histoire d'amour entre le narrateur et Sarah, vu naturellement du point de vue de ce dernier... C'est à l'occasion de la réception, la veille par la poste, d'un paquet contenant un article à publier d'Elle que Lui raconte... Sarah est française et en poste à Sarawak, tout à l'est loin, loin, loin, de Vienne. Ils ont partagé beaucoup de choses, se sont rapprochés aussi (deux fois) dont une fois dans une nuit torride, comme une nuit en Orient, et que le narrateur raconte avec délectation et sans mélancolie (p. 331-2, quelles pages inoubliables ! et d'une sensualité extrême !). Il n'y a pas que l'orientalisme dans la vie, il y a l'amour aussi. Et l'aiguille de la boussole s'affole, le pôle magnétique ne serait-il pas à l'Est...
La nuit prend fin et le jour se lève sur Vienne encore endormie. En guise d'épilogue, ce qui est un déchirement pour le lecteur lorsqu'il referme ce livre, il y a cette dernière phrase, p. 377 :
"..., il n'y a pas de honte, il n'y a plus de honte depuis longtemps, il n'est pas honteux de recopier cette chanson d'hiver, pas honteux de se laisser aller aux sentiments,
Je referme les yeux,
Mon cœur bat toujours ardemment.
Quand reverdiront les feuilles à la fenêtre ?
Quand tiendrais-je mon amour entre mes bras ?
et au tiède soleil de l'espérance."
Belle conclusion, magnifique espoir, roman sublime, roman magique, roman d'amour(s).
"La littérature veut sauver le monde, les mondes. Bien sûr elle n'y parviendra pas... Mais elle seule a le pouvoir d'y faire rêver." (*)
(*) propos de Mathias Enard dans un entretien publié dans Le Matricule des Anges, sept. 2015.
Boussole - Mathias Énard - Actes Sud - ISBN 978-2-330-05312-3