De la belle proportion
La Divine Proportion n'est pas divine. Elle est à l'échelle, à la mesure, à l'évaluation, à la perception, à l'analyse mathématique de celui qui la regarde et l'évalue. C'est comme la définition du beau. Mettez un homme, un singe et un coq devant leur femelle respective, aucun mâle ne se trompera sur sa "belle".
Plus sérieusement le "Beau" ou la "Divine Proportion" n'est pas une donnée universelle, mais bien terrienne et surtout humaine, composante de la myopie anthropocentrique bien répandue..., et surtout occidentale. Son qualificatif divin, si ce n'est sacré, assimile son créateur, l'homme, à son adjectif ! Péché d'orgueil, plaisir des sens, réunissons-les !
Et c'est beau, mais c'est fini. C'était encore ouvert quand nous étions à Venise en novembre : l'exposition PROPORTIO dans le cadre magique du Palazzo Fortuny. Et puis il y a le livre de l'exposition temporaire. Plus qu'un simple "catalogue d'expo", il s'agit d'un vrai livre grand et épais sur la divine proportion et ses représentations dans l'art et dans la création artistique en général. Dès les premières pages du livre PROPORTIO on tombe sur un tableau mystérieux à plus d'un titre : Ritratto di Luca Pacioli con allievo ou portrait de Luca Pacioli avec un élève.
"Voir un monde dans un grain de sable et un univers dans une fleur des champs, tenir l'infini dans la paume de la main l'éternité dans une heure." (William Blake)
L'énigmatique tableau conservé au musée di Capodimonte à Naples, attribué à Jacopo de Barberi est sans doute le plus beau portrait connu du mathématicien Fra Luca Pacioli*. Il occupe le milieu de la scène. Devant lui sont éparpillés des instruments de dessins. Sur le côté droit, relié en rouge, son livre-œuvre, la Summa Matematica.
Un dodécaèdre platonicien est posé dessus. La main gauche de Pacioli parcourt le livre des Éléments d'Euclide pour expliquer ce qu'il est en train de dessiner de sa main droite.
Sur la tranche du tableau noir, est inscrit EUCLIDES. Du même côté, dans le coin supérieur gauche semble flotter, tenu par un fil invisible, un rhombicuboctaèdre, solide d'Archimède à vingt-six faces, rempli d'eau à moitié ; et qui symbolise, qui fait allusion aux études entreprises par Pacioli sur la Divine Proportion.
Le frère ne regarde pas ce qu'il fait, son regard plane vers... l'infini. L'élève à sa gauche ne regarde pas non plus ce que fait le maître ; il nous regarde comme pour nous interpeler, son identification est incertaine (pour certains, il s'agirait de Guidobaldo 1er de Montefeltro).
Un cartouche, à côté du livre rouge, est l'objet de l'énigme : il est écrit : "IACO.BAR.VIGEN/NIS P.1495". Une mouche est posée sur le billet sur lequel la signature de Jacopo Barbari apparaît donc. Pour le philologue et critique d'art Carlo Glori, dans les sept lettres, les trois points, les quatre numéros et la mouche, non seulement se cache le secret de la mort de Gran Galeazzo Sforza**, mais aussi le nom du véritable auteur de cette œuvre : Leonardo da Vinci. Quelles que soient ces spéculations interprétatives, ce tableau n'en conserve pas moins moins l'équilibre immuable de tous ses éléments de composition et l'harmonie "divine" de ses proportions.
*Luca Bartolomes Pacioli (1445-1517) est un frère franciscain, né en Toscane et mort à Rome, mathématicien et fondateur de la comptabilité. On le retrouve à Venise dans le couvent de San Francesco della Vigna. Lors de son passage à Milan il rencontre Leonardo da Vinci avec qui il se lie d'amitié et à qui il apprend les mathématiques. En dehors de sa Somma Matematica, publiée à Venise en 1494 qui résume l'ensemble des connaissances mathématiques de l'époque et la méthode vénitienne de tenue des comptes, son livre majeur est De Divina Proportione, publiée à Venise en 1509. Il traite du nombre d'or Phi qu'il rebaptise de Divine Proportion lui conférant une dimension sacrée et alléguant une intervention du Très-Haut... (L'intérêt du nombre ne réside pas tant dans ses propriétés mathématiques que mystiques, elles "concordent avec les attributs qui appartiennent à Dieu.") Les illustrations du livre (60 types de polyèdres) sont dues à la main de Leonardo da Vinci et l'œuvre traite aussi de l'usage de la perspective en peinture, en particulier chez Piero della Francesca.
Première illustration d'un rhombicuboctaèdre en creux par Léonard de Vinci pour la Divina proportione
**Jean Galeas Sforza (1469-1494), duc de Milan, mourut à l'âge de 25 ans. Ce décès mystérieux fut sotto voce attribué à son oncle Ludovic. L'historien italien Francesco Guicciardini dans son Histoire de l'Italie rapporte : "la rumeur s'était répandue que la mort de Jean Galeas avait été provoquée par un coït immodéré ; néanmoins, on a largement cru dans l'ensemble de l'Italie qu'il était mort, non pas de maladie naturelle ni en raison d'incontinence sexuelle, mais avait été empoisonné... l'un des médecins royaux... affirma qu'il en avait vu les signes manifestes." Son portrait en 1483 est attribué à Leonardo da Vinci.