De l'amour des livres
Certains disent qu'il faut séparer les livres de leurs auteurs et qu'il n'est pas nécessaire de connaître l'auteur pour apprécier son œuvre. Schéma défendable quoique réducteur. Car certains auteurs, classiques en particulier, ont souvent des Vies de héros de roman, Dumas, Balzac ou Stendhal parmi les nombreux exemples. De même, il existe des histoires sur les livres anciens, leur publication, leur diffusion et leur transmission jusqu'à nous. L'avènement de l'imprimerie va révolutionner l'édition des manuscrits, leur diffusion et donc leur transmission. Avant cette ère majeure pour la diffusion de la pensée des hommes, l'édition était soumise à l'unique autorité des religieux (car ils savaient écrire) qui, seuls, avaient droit sur la vie ou la mort littéraire des écrits... Et enfin, il existe les bibliophiles, amoureux des manuscrits et des livres et de leurs histoires à travers les siècles.
Au XVe siècle (Quattrocento in italiano), un grand bibliophile italien du nom de Poggio Bracciolini va sortir de l'oubli un livre "perdu" depuis plus de mille ans et dont un exemplaire était "abandonné" aux caprices du Temps : de natura rerum de Lucrèce, poète et philosophe latin, que l'on peut traduire par : de la nature des choses. Bracciolini était secrétaire apostolique laïc (!) du pape Jean XXIII qui fut destitué en 1415 à la suite du concile de Constance, puis confirmé anti-pape par celui-là même qui prit son titre au XXe siècle. Se retrouvant sans emploi, le Pogge, comme il se faisait appeler par ses contemporains, va sillonner le sud de l'Allemagne, s'introduire dans les bibliothèques des couvents, acte souvent difficile, pour y chercher de vieux manuscrits oubliés et soigneusement mis à l'écart par les autorités religieuses (car jugés hérétiques ou non canoniques)... Puis, c'est par un jour froid et neigeux de l'hiver 1417 dans un monastère de la région de Fulda (Allemagne du sud) qu'il fait la découverte du manuscrit mentionné par de nombreux auteurs classiques comme Quitilien, Cicéron, et même Saint Jérôme :
Première page du De rerum natura, copie de 1483 par Girolamo di Matteo de Tauris pour le pape Sixte IV
T. Lucretii Cari De Rerum Natura. Ce long poème philosophique renaissait enfin et pour toujours après quatorze siècles de déshérence. Il avait été mis à l'index des livres interdits par l'église catholique apostolique et romaine. Selon Lucrèce, disciple d'Epicure, la connaissance du monde doit permettre à l'homme de se libérer des superstitions, notamment religieuses, constituant autant d'entraves pour la paix de l'âme et de l'esprit. Ce texte fut écrit au cours du siècle précédant l'ère chrétienne. Insistant sur les principes de l'atomisme d'Epicure, développé deux siècles plus tôt en Grèce, il sublime la vraie nature de la création et de l'homme comme autant de compositions bien ordonnées d'atomes indestructibles et qui, par cela-même, sont immortels. Le côté subversif est atteint et tous les dogmes religieux pulvérisés d'où sa mise à l'index : l'âme est mortelle et disparaît après la mort. Le point de non-retour est atteint et l'Eglise n'aura de cesse de faire disparaître le manuscrit, même si elle en conserve un exemplaire dans sa bibliothèque, comme bien d'autres et cela à l'abri des indiscrets. Non seulement le faire disparaître, mais diffuser des interprétations erronées sur l'épicurisme. Dans l'inconscient collectif, et encore de nos jours, l'épicurisme est synonyme de plaisir(s), ce qui est un raccourci dévalorisant cette pensée évolutionniste et dont le but principal est d'apporter à l'Homme des clés pour atteindre une sagesse personnelle et une vision objective du monde et du cosmos. Parmi les nombreux enseignements de cette philosophie, le premier peut se définir par : le bonheur comme absence de trouble. Qui peut ne pas être d'accord avec cet objectif ? Quand d'autres prônent la souffrance pour gagner le paradis... (Suivez ma pensée !). Quand nous souffrons nous-mêmes ou que nos proches souffrent... Ce texte nous apporte des renseignements pour une connaissance plus pertinente et réaliste de nous-mêmes et de notre terre. Epicure était bien loin d'être un jouisseur, comme la tradition judéo-chrétienne le représente souvent. Sa vie ressemble plutôt à une ascèse que je n'aurais pas voulu partager. Mais sa pensée, transmise en quelque sorte par Lucrèce deux siècles plus tard dans le De natura rerum, mérite toute notre attention avec ou sans votre adhésion.
C'est l'histoire de la redécouverte de ce manuscrit que nous raconte Stephen Greenblatt dans son Quattrocento, livre passionnant, instructif, véritable roman de l'aventure de la pensée humaine au travers des âges et des livres..., couronné par le prix Pulitzer en 2012.
Quattrocento - Stephen Greenblatt - Flammarion - ISBN : 2081312816