La vie "en haut", une nouvelle traduction
Jeudi 24 novembre, Hans nous a quittés ce matin vers 11 heures. Il a disparu des écrans radar de notre quotidien, qui depuis un mois, nous tenaient en haleine. Ce héros malgré lui était finalement revenu au plat-pays après un long temps passé "en-haut" à vivre de grandes aventures entre les séances de repos (obligatoires ou facultatives) dans sa confortable chaise-longue, installé sur le balcon de sa chambre (la 34) et entre les cinq repas quotidiens fort copieux...
Nous sommes au début du XXème siècle, à Davos en Suisse. Hans Castorp a vingt-cinq ou vingt-six ans. Pendant ses congés d'été, il décide de rendre visite à son cousin Joachim qui séjourne dans un sanatorium pour traiter sa tuberculose pulmonaire. Son séjour initial de trois semaines durera finalement plus longtemps. Dans cet univers confiné d'un établissement de soins (sans véritable traitement curatif qui n'existe pas encore), Hans va faire progressivement son "trou", Il va s'acclimater... "L'acclimatation ou l'art de s'habituer à ne pas s'habituer".
L'événement qui va faire basculer sa destinée au début du récit est le léger décalage thermique qui n'est pas encore de la fièvre, révélé par le thermomètre : " Il ne parvint pas tout de suite à déchiffrer le chiffre indiqué : l'éclat du mercure coïncidait avec le reflet du tube aplati, la colonne semblait être soit tout en haut, soit inexistante ; Il approcha l'instrument de ses yeux, le tourna et le retourna sans rien distinguer. Enfin, une heureuse rotation lui fit apparaître une image nette qu'il retint et se hâta d'étudier rationnellement. En effet Mercure s'était étendu, dilaté à fond, la colonne était montée assez haut pour atteindre quelques dixièmes de plus que la température normale : Hans Castorp avait trente-sept six" (p.178).
De cette banalité, de ce presque rien, Thomas Mann en magicien (c'était d'ailleurs le surnom que lui donnaient ses enfants) de la narration et de l'observation de l'humanité qui l'entoure, nous transporte sur ces hauteurs enneigées, où l'action se réduit à peu de choses mais où l'amplification de la sublimation de ce rien transporte le lecteur, souvent pris à témoin par le narrateur. Et c'est un enchantement sur sept cents pages denses et formidables. Et pourtant : "Hans n'avait rien d'un génie ni d'un idiot, mais, le jugeant sans nous emballer, nous ne le faisons ni meilleur, ni pire qu'il n'était.", nous prévient rapidement le narrateur (p.38).
Et l'amour ? dans tout ça ! Comme le reste de l'histoire de Hans, entre une chaleur glaciale et un froid bouillonnant, entre de longues heures de méditations et de pensées affectueuses et de trop brèves rencontres avec Clavdia Chauchat..., dont il conservera longtemps le souvenir sur lui... : " C'était le portrait de Clavdia qui, dépourvu de visage, faisant apparaître la délicate ossature de son buste nimbé d'une chair aux formes moelleuses, vaporeuses et spectrales, ainsi que les organes de la cage thoracique..." (p.363). Il s'agit en fait de la plaque radiographique en petit format de l'image pulmonaire de son "Amour" !
Le ridicule n'est pas loin, mais il est sans excès, de même que l'humour est en filigrane, auréolé d'un soupçon de dérision de ce monde "d'en-haut" dans la monotonie apparente générale : " Après quoi notre aventurier trouva presque tout en règle et, l'âme apaisée quoique tourmentée par la toux et encombrée par le rhume, il vécut dans l'attente, au jour le jour, au rythme de la journée normale qui fractionnée en tant de parcelles, n'était ni divertissante ni languissante dans sa monotonie immuable : elle était toujours la même. " (p.198)
Cette nouvelle traduction de La Montagne magique de Thomas Mann nous replonge dans cet émerveillement qui nous avait déjà saisi il y a quelques années à la lecture de la seule traduction alors disponible en français et qui remontait à 1931. Claire De Oliveira, la nouvelle traductrice, fait renaître et complète ce texte publié en 1924 et qui s'inspire, pour le décor et certains personnages, d'un séjour à Davos de Thomas Mann avec sa femme Katia dans les années précédant la première guerre mondiale... Malgré la reconnaissance de son œuvre couronnée par le Prix Nobel de littérature en 1929, et dans la même veine d'un humour pince-sans-rire et sarcastique teinté d'un certain degré d'auto-dérision (sorte d'exutoire à son histoire familiale), et avec ce talent prophétique et magique qu'on lui connaissait, parlant de l'auteur de La Recherche, il écrit : "On se souviendra de moi aussi peu que, par exemple, de Proust" (p.760 cité dans la postface). S'il ne devait rester que deux écrivains du XXe siècle..., Mann et Proust seraient côte à côte, comme les deux plus grands dissecteurs et introspecteurs de l'âme humaine et surtout de son coté obscur ; avec en permanence cette pointe d'humour sarcastique et décalée, et ce magnifique talent de l'Écriture qui rend leur Œuvre, pour nous, intemporelle et immortelle.
Thomas Mann - La Montagne magique - traduction de Maurice Betz - 1931 - Nous l'avons lu en livre de poche - Fayard - ISBN 978-2-253-05752-9
La nouvelle traduction :
La Montagne magique - Thomas Mann - traduction de Claire de Oliveira - 2016 - Fayard - ISBN 978-2-213-66220-6
Bonne lecture !