Jean le Rond
Son histoire commence en 1717 à Paris au cours d'une froide nuit de novembre. Les premiers cris d'un nouveau-né. C'est un garçon. La mère n'en veut pas. Et comme des centaines d'autres à cette époque, l'enfant est abandonné devant une église. Ce sera celle de Saint Jean-le-Rond, qui à cette époque, était attenante à Notre-Dame de Paris. Lui sera sauvé. Lui aura un destin exceptionnel. Lui s'appellera Jean Le Rond. Lui deviendra D'Alembert.
Reconnu comme Le Newton français par ses contemporains, ses principes en mathématique sont encore d'actualité aujourd'hui et il conserva sa vie durant une notoriété incontestée de géomètre de génie dans l'Europe entière. Il fut un des plus grands intellectuels du XVIIIe siècle (à l'époque on les appelait philosophes), même si sa postérité fut en partie éclipsée par Voltaire, Diderot et Rousseau. Il sera à l'initiative de l'encyclopédie avec Diderot. Il sera secrétaire perpétuel chez les "immortels". Si ce siècle est qualifié plus tard de siècle des Lumières, il le devra en grande partie à cet homme intègre et "désintéressé" respectant la devise philosophique de l'époque : liberté, vérité et pauvreté. Opposant de l'obscurantisme religieux relayé sinon amplifié par la maison royale et la Sorbonne, son rayonnement dépassera les frontières du royaume pour aller briller jusque dans les cours européennes comme celles de Prusse et de Russie, principalement. Leurs monarques "éclairés", Frederic II et Catherine II tenteront de l'attirer, tout comme Diderot ou Voltaire, dans leurs académies respectives. Il résistera au chant des sirènes de Frédéric II et restera à Paris. Admiré de ses proches et de ses amis, jalousé et banni par ses ennemis calomniateurs, qui le traitaient de "batard" ; impétueux, persifleur, irritable, travailleur infatigable, sa vie affective sera pourtant marquée par la blessure inguérissable de sa naissance : l'abandon.
Sa mère était Claudine-Alexandrine Guérin de Tencin, sœur du cardinal de Tencin, homme politique important pendant la régence de Louis XV et au cours de son règne. Son "père" était le Chevalier Destouches, officier général et d'après la rumeur "le meilleur homme du monde". Lors d'un de ses déplacements, Alexandrine accouche d'un garçon qu'elle fait déposer sur le parvis de l'église Saint Jean-le-Rond. A son retour, le Chevalier n'aura de cesse de chercher son "fils". Il le retrouvera quelques semaines plus tard. Il avait été baptisé Jean Le Rond, du nom de l'église où il avait été abandonné (coutume de l'époque en matière d'abandon). Son père chercha longtemps une nourrice et finalement trouva "l'excellente" Mme Rousseau à laquelle D'Alembert s'attacha comme à sa propre mère au point de ne pas la quitter même quand il fut devenu adulte, célèbre et amoureux. Quant à sa mère biologique, il n'en entendit jamais parler que par la rumeur publique, alors qu'elle tenait un salon littéraire très en vue..., et qu'elle était par ailleurs une femme intelligente et cultivée, intrigante, certes, et ambitieuse pour son frère l'abbé... La paternité du Chevalier Destouches n'est qu'une hypothèse parmi d'autres. Rien ne permet à l'heure actuelle d'affirmer qu'il fut son père biologique. De nombreuses études menées sur le sujet n'ont jamais abouti a des certitudes. Parmi les nombreux pères putatifs qui lui ont été attribués, on trouve le Duc d'Arenberg, l'abbé Dubois, Fontenelle, voire le frère de sa mère, le cardinal de Tencin... (d'après un certain M. Seguin). Les moins fantaisistes restent Destouches et d'Arenberg. Quant au nom de Delenbert, Charles de Coynart propose plusieurs hypothèses n'ayant rien à voir avec la famille d'Arenberg : ce pourrait être l'anagramme de Batiste Lerond... Une recherche ADN s'imposerait.
Ce "rejet" de la part d'une mère est incompréhensible. Aucun document, correspondance, mémoire ou journal, ne permet de connaître son ressentiment, alors qu'elle entendra parler de son "fils" dans son salon presque tous les jours !!!, tellement sa notoriété était grande. Elle ne sera plus là pour l'entendre prononcer en 1751 le discours préliminaire de l'Encyclopédie, car elle meurt deux ans plus tôt, "qu'importe surtout les chuchotements de sa naissance, d'Alembert vient de remporter sa plus belle victoire. C'est la revanche du bâtard..." (t1 p.581) Sa vie sentimentale sera inexistante et reste à ce jour encore sujette à des interrogations : "À trente-sept ans, d'Alembert connaît peu les femmes, peut-être pas du tout... Doté d'une voix un peu frêle, rien en lui ni dans ses manières ne dénote une particulière virilité. On le dit impuissant parfois homosexuel. En vérité si d'Alembert a peur des femmes..." (t 2 p.179) - et s'il n'en a pas peur, il s'en méfie certainement - le traumatisme reçu à sa naissance le poursuit à coup sûr. Sauf le jour où apparaît Julie de l'Espinasse, nièce de Mme du Deffand, qui comme lui est bâtarde. Elle est de 14 ans sa cadette. Il l'aimera jusqu'à sa mort alors qu'elle le trompe dans son dos et qu'il le découvrira après sa disparition..., dans une correspondance qu'il était sensé détruire (t.3 p.394-5) encore un abandon, encore une trahison. Finalement, une seule femme comptera vraiment dans sa vie, sa nourrice, Mme Rousseau, qu'il n'abandonnera jamais... Quelques mois mois plus tard, au printemps 1777, c'est au tour de Mme Geoffrin, grande salonnière, de mourir, celle pour qui il éprouvait des sentiments filiaux : "je perds ainsi dans l'espace de quelques mois les deux personnes que j'aimais le plus et dont j'étais le plus aimé" écrivait-il à Frédéric II... (t.3 p.403)
Il aura fallu attendre la fin du XXe siècle pour que les projecteurs de la postérité sortent enfin de l'ombre cet homme hors du commun. Dans une éblouissante fresque historique d'une érudition magnifiquement mise en prose, Élisabeth Badinter nous convie à partager la vie des "philosophes", c'est-à-dire tous penseurs et scientifiques, entre 1735 et 1778. "Les Passions intellectuelles, somme généreuse d'ardente conviction qu'Élisabeth Badinter a consacrée au monde intellectuel du XVIIIe siècle, ont mis enfin d'Alembert au premier rang des leaders d'opinion, reconnaissant en lui non seulement le plus doué des géomètres, mais le plus influant diffuseur des espérances (porter partout la lumière) et des ambitions (convertir à leurs idées et assujettir à leurs projets les rois et les grands) des gens de lettres." (in d'Alembert, p. 328).
Cette année sera célébré le trois centième anniversaire de sa naissance.
Dernier détail, ill était le cousin germain de "notre" Chevalier Guérin... Mais ceci est une autre histoire.
Les Passions intellectuelles - Élisabeth Badinter - Tome I - Le livre de Poche 31775
ISBN 978-2-253-08467-9
Les Passions intellectuelles - Élisabeth Badinter - Tome II - Le livre de Poche 31776
ISBN 978-2-253-08468-6
Les Passions intellectuelles - Élisabeth Badinter - Tome III - Le livre de Poche 31777
ISBN 978-2-253-08469-3
D'Alembert - Une vie d'intellectuel au siècle des Lumières - Guy Chaussinand-Nogaret - Fayard
ISBN 978-2-213-63125-7
Les Guérin de Tencin - Charles de Coynart - Librairie Hachette - 1911
Lecture de la tragédie de Voltaire, l'Orphelin de la Chine, dans le salon de Mme Geoffrin - 1812 - Château de Malmaison
Ce tableau, qualifié de "faux historique" rassemble les personnalités de l'époque, toutes reçues dans le salon de Madame Geoffrin ou qui auraient pu l'être... Il est dû à Anicet Charles Gabriel Lemonnier et est accompagné d'une planche explicative permettant d'identifier les personnages représentés.