Deux monstres sacrés, deux fois à Venise, deux Céleste et le même hôtel
Ces deux géants de la littérature française sont venus chacun deux fois à Venise dans leur vie ; ils ont eu pour « compagne » une Céleste. Sur le grand canal, en face de la douane de mer, ils ont séjourné à l’hôtel de l’Europe :
François René de Chateaubriand dont la femme « légitime »..., se prénommait Céleste et Marcel Proust dont la « gouvernante » à qui l’on doit les fameuses paperolles, véritable ange gardien, si ce n’est Cerbère attentif et vigilant de la chambre tapissée de liège de l’appartement de la rue Hamelin, dernière demeure de M. Proust à Paris : Céleste Albaret.
En fait, le Vicomte est venu trois fois (1806, 1833 et 1845) ; la première fois, Céleste sa femme l’accompagnait. Mais cette année-là, il était pressé et ne vit ou ne regarda rien de la Sérénissime, car il devait entreprendre son grand périple autour de la Méditerranée et surtout..., surtout rejoindre au plus vite l’Espagne où il avait rendez-vous avec Nathalie de Noailles, sa maîtresse de l’époque, « détail » qu’il ne mentionne pas dans ses Mémoires d’Outre-Tombe..., exemple s’il en est des approximations ou omissions historiques qui truffent sa mémoire et son grand livre. Comme l’ont dit certains de ses exégètes toujours admiratifs bien que très critiques vis-à-vis du grand Homme : « Chateaubriand, c’est pas un type sérieux », repris par Henri Guillemin ; « René était un menteur presque toujours véridique. C’est ce qu’on appelle un poète. », comme l’écrit Jean D’Ormesson dans la biographie amoureuse de François-René (p.306). Donc, lors de son premier passage à Venise la ville lui déplut ; dans une lettre à son ami Bertin, datée de Trieste en juillet 1806, il écrit : « Cette Venise, si je ne me trompe, vous déplairait autant qu’à moi. C’est une ville contre nature ; on y peut pas faire un pas sans être obligé de s’embarquer, ou bien on est réduits à tourner d’étroits passages plus semblables à des corridors qu’à des rues,... L’architecture de Venise, presque toute de Palladio, est trop capricieuse et trop variée ; ce sont deux ou trois palais bâtis les uns sur les autres. Et ces fameuses gondoles toutes noires semblent des bateaux qui portent des cercueils... ». Cette lettre fut publiée dans le Mercure de France, ce qui valut une réponse de Mme Renier-Michielli, écrivain(e) vénitien(ne) : « Est-ce bien vous, Monsieur, qui vous exprimez de la sorte ? Se peut-il qu’un écrivain toujours enthousiasmé par l'extraordinaire ait oublié dans ce seul cas ses idoles favorites ? Que l’auteur qui a paré d’une beauté presque romanesque le pays raboteux de la théologie* ait pris à tâche de transformer en monstre la plus originale des villes ?… Est-ce tout de bon, Monsieur, que vous regardez notre architecture presque en pitié ?… En peinture, dites-vous, nous n’avons que des « restes » ? Ah ! Monsieur, ce mot vous a échappé sans y réfléchir…" (in Chateaubriand et Venise, Annales de Bretagne, 1957, vol. 64-2, p.165). (Le Génie du Christianisme venait d’être traduit en italien). En septembre 1833, notre "Génie" débarquait à Venise et descendait à l’Hotel de l’Europe. Entre 1806 et 1833, Venise est devenue à la mode. Tous les poètes rêvent de cette ville, où Shelley a rejoint Byron. L’engouement pour Venise suivra le mouvement romantique. Puis, le grand voyageur, en 1845, conserve cette bonne impression de Venise qu’il retranscrit dans ses Mémoires. Il a 77 ans et surtout Byron était passé par là, et le couple Musset-Sand y avait laissé un souvenir impérissable. Et c’est dans ce souci permanent de survivre dans l’admiration des hommes que Chateaubriand nous livre de magnifiques descriptions sur la Ville et sur ceux qui y ont laissé une trace pour la postérité…
Cinquante plus tard et par deux fois en 1900, Marcel Proust vint à Venise ; en avril avec « Maman », il descend à l’hôtel de l’Europe ; Reynaldo Hahn et sa cousine, Marie Nortlinger, qui font partie du voyage habitent le Palazzo Pesaro dégli Orfei (actuel Palazzo Fortuny y Madrazo), la soeur de Reynaldo ayant épousé Raymond Madrazo. Proust a 29 ans. Ils partent sur les traces de John Ruskin, qui a écrit les Pierres de Venise et dont Marcel veut traduire la Bible d’Amiens ; dans les faits, c’est sa mère qui traduira le livre, Marcel le mettra en forme et en fera une longue préface très érudite. Puis il reviendra seul en octobre. Ces deux courts séjours contrastent avec l’importance qu’occupe la ville de Venise dans son grand œuvre, en particulier dans Albertine disparue (43 occurrences).
La comparaison ou le rapprochement de Venise avec Iliers-Combray sont saisissants ! sinon surprenants, quand on connait cette petite ville de province, grise et banale, telle que lui-même l’a décrite.
« Comme à Combray les bonnes gens de la rue de l’Oiseau, dans cette nouvelle vie aussi les habitants sortaient bien des maisons alignées l’une à côté de l’autre dans la grande rue, mais ce rôle de maisons projetant un peu d’ombre à leurs pieds était, à Venise, confié à des palais de porphyre et de jaspe, au-dessus de la porte cintrée desquels la tête d’un Dieu barbu (en dépassant l’alignement, comme le marteau d’une porte à Combray) avait pour résultat de rendre plus foncé par son reflet, non le brun du sol mais le bleu splendide de l’eau. Sur la piazza l’ombre qu’eussent développée à Combray la toile du magasin de nouveautés et l’enseigne du coiffeur, c’étaient les petites fleurs bleues que sème à ses pieds sur le désert du dallage ensoleillé le relief d’une façade Renaissance, non pas que, quand le soleil tapait fort, on ne fût obligé, à Venise comme à Combray, de baisser, au bord du canal, des stores, mais ils étaient tendus entre les quadrilobes et les rinceaux de fenêtres gothiques. J’en dirai autant de celle de notre hôtel devant les balustres de laquelle ma mère m’attendait en regardant le canal avec une patience qu’elle n’eût pas montrée autrefois à Combray, en ce temps où, mettant en moi des espérances qui depuis n’avaient pas été réalisées, elle ne voulait pas me laisser voir combien elle m’aimait. »
Après la « disparition » d’Albertine, Le manteau bleu ne cessa de hanter la mémoire du narrateur. À Venise, c’est au cours d’une visite au Musée de l’Accadémia, qu’il le « retrouva » brusquement, en contemplant un tableau de Vittore Carpaccio (1465-1525) : Le patriarche di Grado exorcisant un possédé. Il y vit le manteau d’un personnage qui aurait servi de modèle au créateur de tissus vénitien, Mariano Fortuny, pour celui d’Albertine, ce vêtement qui lui rappelle tellement l’absence de son « Amour ».
« Tout à coup je sentis au cœur comme une légère morsure. Sur le dos d’un des Compagnons de la Calza, reconnaissable aux broderies d’or et de perles qui inscrivent sur leur manche ou leur collet l’emblème de la joyeuse confrérie à laquelle ils étaient affiliés, je venais de reconnaître le manteau qu’Albertine avait pour venir avec moi en voiture découverte à Versailles, le soir où j’étais loin de me douter qu’une quinzaine d’heures me séparaient à peine du moment où elle partirait de chez moi. Toujours prête à tout, quand je lui avais demandé de partir, ce triste jour qu’elle devait appeler dans sa dernière lettre «deux fois crépusculaire puisque la nuit tombait et que nous allions nous quitter», elle avait jeté sur ses épaules un manteau de Fortuny, qu’elle avait emporté avec elle le lendemain et que je n’avais jamais revu depuis dans mes souvenirs. Or c’était dans ce tableau de Carpaccio que le fils génial de Venise l’avait pris, c’est des épaules de ce compagnon de la Calza, qu’il l’avait détaché pour le jeter sur celles de tant de Parisiennes qui certes ignoraient comme je l’avais fait jusqu’ici que le modèle en existait dans un groupe de seigneurs, au premier plan du Patriarche di Grado, dans une salle de l’Académie de Venise. »
Mon dernier rêve sera pour vous : une biographie sentimentale de Chateaubriand - Jean D'Ormesson - Lattès - ISBN 9782709601054
Chateaubriand - Jean-Claude Berchet- Gallimard - ISBN2070735184
Les Mémoires d'Outre-Tombe - La Pléiade
À la Recherche du Temps Perdu - La Pléiade, Quarto, etc.