Le cormoran du pont des Grecs
Voilà deux fois que je te vois,
Depuis la fenêtre sous notre toit,
Dans ce cadre vénitien si typique,
Aquatique, lagunaire et toujours aussi magique.
Ton corps noir et fin précédé d’un long bec
Semblant flotter sur l’eau du rio des Grecs
À l’aplomb du pont du même nom,
Puis, brusquement tu disparais en plongée
Et je ne te revois plus. Un bateau passe, puis un autre,
Et le remous incessant de l’eau t’a chassé de ma vue.
Ta présence éphémère et trop brève
M’empêche de te prendre en photo,
Instantané vénitien de nombreuses fois répété
Et qui, à chaque fois, m’a toujours enchanté.
Mais es-tu le même qu’hier et que fais-tu ici ?
Y’aurait-il du poisson sous ce pont-ci ?
Ou des anguilles aux yeux rouges,
Comme dans certains récits* ?
Cette veduta (vue) depuis notre « nid perché »
Comme le disait Ezra Pound de son logement de la calle Querini
Où nous avons trouvé le nom Rudge (sa « femme ») sur la sonnette
De la maison qui existe toujours dans Dorsoduro…
Depuis notre fenêtre au troisième étage, disais-je,
À l’ombre du campanile de la belle église orthodoxe des grecs,
Devant laquelle un large parvis dallé mène au canal, où l’on embarque
d’un petit ponton fermé par une porte d’eau à la grille ouvragée. En novembre, l’arbre unique du parvis perd ses feuilles que ramasse consciencieusement le bedeau tous les jours en les déposant sur le bord du petit escalier qui mène au rio et que l’acqua alta se chargera d’emporter. Puis revenant sur ses pas, en passant devant le puits d’eau douce silencieux et maintenant inutile, il fait son signe de croix (inverse) devant l’entrée de l’église, comme tous les orthodoxes pénétrant dans la Chiesa San Giorgio dei Greci. Puis levant les yeux, on voit le rio des grecs suivi du rio San Lorenzo, voie d’eau très fréquentée car c’est l’axe le plus rapide reliant le bassin de Saint-Marc à la lagune au nord. La fondamenta di San Lorenzo le longe avec sur ses bords deux restaurants où l’on peut manger dehors au bord de l’eau (Da Giorgo et alla Conchillia) avec leurs guirlandes rouges qui s’allument vers 5 heures du matin… Puis toujours élevant le regard, on plonge sur les toits de Venise couvrant ses bâtiments rouge-rose, couleur de la brique, et en partie délavés et corrodés par l’air marin salé. Couverts de tuiles rondes et à pente douce, certains reçoivent une terrasse perchée, appelée ici Altana, où l’on peut prendre le « frais » à la belle saison. Pour finir et dépassant le niveau des « maisons », la présence imposante et majestueuse de l’église de San Giovanni e Paolo (dite en vénitien Zanipolo) surmontée de son dome recouvert de plomb et qui dépasse en hauteur le « petit » campanile.
Eglise, campanile, puits, rio, fondamenta et partout de l’eau,
et le chassis de notre fenêtre sert de cadre à ce Tableau.
Et toi, petit cormoran, reviendras-tu pour que je puisse faire ton portrait,
Avant que tu ne plonges, sous le pont des Grecs, comme un trait ?
* Campo Morto, Jean Thuillier, ed. Jose Corti