4321, Et Si ? selon Paul Auster
« Il suivait toujours les deux routes qu’il avait imaginées quand il avait quatorze ans, il marchait sur les trois chemins en compagnie de Lazlo Flute et tout du long depuis le commencement de sa vie consciente il avait le sentiment persistant que les embranchements et les routes parallèles que l’on a pris ou pas étaient tous empruntés par les mêmes personnes au même moment, les gens visibles et invisibles et que le monde réel ne pouvait jamais être davantage qu’un simple fragment du monde car le réel se composait aussi de ce qui aurait pu arriver mais ne s’était pas produit, qu’une route n’était ni pire ni meilleure mais le tourment de vivre dans un corps singulier faisait qu’à tout moment on ne pouvait se trouver que sur une seule route même si on aurait aussi bien pu se trouver sur une autre, en train de se diriger vers un but complètement différent. » (p. 1012, 7.4)
Quatre versions d’une même histoire ? Non, quatre histoires d’un même garçon né le 3 mars 1947 ou quatre traversées différentes de la jeune vie dans son développement physique, psychique, sentimental et sexuel d’Archie Ferguson (AF) au cours de ses vingt premières années, enfant, adolescent et étudiant :
4 - abandonne le base-ball à la suite d’un choc affectif intense (2.4), voit ses parents divorcer (3.4), obtient une bourse pour entrer à Princeton (4.4), tombe amoureux de Célia tout en pensant toujours à Amy (5.4), exclu de Princeton, se retrouve à Brooklyn (6.4), écrit un livre (7.4),…
3 - l’incendie du magasin (2.3), paumé dans sa recherche personnelle, homosexualité perturbée (3.3), va en Californie chez tante Mieldred, trahi, il part pour Paris, exposition des photos de sa mère (4.3), écrit un livre sur Laurel et Hardy (5.3) qui lui ont sauvé la vie, part pour Londres pour la sortie de son livre (6.3),...
2 - ...
1 - le magasin est cambriolé (1.1), fait l’amour avec Amy pour la première fois (2.1), est blessé au cours d’un accident de voiture (3.1), passe deux mois de bonheur à Paris avec Amy (4.1), est accepté a Colombia et traduit des poèmes français en anglais (5.1), manifeste contre la guerre au Vietnam, se sépare d’Amy, un drame (6.1), devient journaliste à Rochester, NY, pense que Helly est la « vraie » (7.1),…
Ce livre est envoûtant, captivant, souvent et avec bonheur, labyrinthique, aux pages complètement noircies de phrases longues, très longues, très très longues ; écriture dense très accomplie et très travaillée sans emphase ni répétition, sans mot ni digression inutiles. Cet opus de mille pages ne tombe pas des mains malgré son poids (1,183 kg sur la balance de ménage) et son épaisseur ; au contraire il reste collé aux doigts, tellement collé qu’on laisse en plan tous les autres livres en cours. Sa lecture se mérite car elle demande une attention soutenue avec papier-crayon, au début, pour prendre des notes et au bout de quelques chapitres, on commence un tableau synoptique pour reconstituer les Vies d’Archie Ferguson dans les États Unis de la moitié du XXe siècle et plus précisément de New York et ses environs et de Newark, NJ, ou du nord de l’état : le racisme, la guerre du Vietnam, les émeutes à Newark, la « révolution étudiante » à Columbia, l’assassinat de JFK et de Martin L King, etc... Cette immersion dans ces quatre destinées, empruntant très vraisemblablement des éléments ou des souvenirs autobiographiques (Paul Auster est né 1mois plus tôt qu’Archie et comme lui à Newark !) plonge le lecteur dans le monde si difficile et angoissant quelquefois de l’enfance, de l’adolescence et des premiers pas dans la vie adulte dans ce qu’il a de fragile, sensible, hésitant et parfois incompréhensible (surtout pour les « vieux »), mais aussi d’exaltant et rempli plein d’espérances sinon d’espoirs.
Hymne à la littérature, à la lecture et au cinéma : « Crime et Châtiment fut l'éclair tombé du ciel qui le fracassa en mille morceaux et quand il parvint à s'en remettre, il ne subsistait plus chez Ferguson le moindre doute quant à son avenir. Si un livre pouvait être cela, si c’était cela l’effet qu’un roman pouvait provoquer dans le cœur, l’esprit et la vision la plus intime qu’on pouvait avoir du monde, alors écrire des romans était certainement la meilleure chose qu’on puisse faire dans la vie, Dostoïevski lui avait montré que les histoires imaginaires pouvaient aller bien au-delà du plaisir et du divertissement, qu’elles pouvaient vous retourner complètement, vous arracher le sommet du crâne, vous ébouillanter, vous frigorifier, vous déshabiller et vous jeter dehors nu, en proie aux vents violents de l’univers, et à compter de ce jour, après s’être débattu dans tous les sens pendant son enfance, perdu dans les miasmes toujours plus épais de la perplexité, Ferguson, enfin, savait où il allait ou du moins savait où il voulait aller et pas une seule fois au cours des années suivantes il ne revint sur sa décision, pas même pendant les années les plus dures quand il avait l’impression d’être au bord du précipice." (p. 414, 3.4)
Ce Chef-d’Œuvre, car c’en est un pour nous, est incontestablement Le Livre de ce début d’année. (mais on ne les pas tous lus ! loin s’en faut)
Merci et Bravo Mr Paul Auster
4321, Paul Auster, Actes Sud - ISBN 9 782330 090517