Victor Hugo : le Noble Conservateur Immortel fait sa crise de la quarantaine...
Il a exactement 47 ans quand tout bascule. Auteur à succès, il est choyé, homme du Monde et de tous les salons, pair de France et royaliste, il est élu à l’académie française à moins de 40 ans. Les événements de 1848 vont précipiter sa « métamorphose ». La chute de la royauté en France (23 février 1848 et l'exil de Louis-Philippe) font disparaître sa pairie. Il sera cependant élu député dans la nouvelle assemblée législative..., dans les rangs de la « droite ».
Henri Félix Emmanuel Philippoteaux (1815-1884) - Lamartine devant l'Hôtel de Ville de Paris le 25 février 1848 refuse le drapeau rouge - Musée Carnavalet
Mais son évolution politique le fera glisser progressivement de légitimiste, qu’il fut et même bonapartiste, puis orléaniste sous Louis-Philippe, alors qu’il était prêt à soutenir une éventuelle régence avec la duchesse d’Orléans..., soutient le candidat Louis-Napoléon Bonaparte à la présidence de la république — il sera même ministrable — et c’est alors qu’il prend conscience de la misère du peuple et en fera son cheval de bataille. Il condamne la duplicité de ses collègues et du Président dont il se désolidarise. C’est au cours de son fameux discours « sur la misère » à l’assemblée en juillet 1849 qu’il coupe les ponts avec son parti et qu’il est applaudi par la « gauche ». Le pli est pris. Il le confirmera lors du discours inaugural du congrès de la paix qui se tient à Paris et dont il est le président le 21 août de la même année. Il reprendra ce thème « de la misère » dans L’homme qui rit lors de la prise de parole (véritable discours) de Gwynplaine devant la chambre des Lords (— Non content, dit-il, p.751-61). Puis, il s’opposera à la loi sur l’enseignement, sur la révision de la constitution pour la réélection de Louis-Napoléon... et, enfin il y eut le coup d’état 2 décembre 1851.
Cette trajectoire hors du commun nous est racontée dans tous les détails du quotidien du grand poète, mêlant sa vie publique et privée (notamment ses déboires sentimentaux, sa correspondance avec Juju pour son Toto, etc) dans le passionnant et très épais livre de Jean-Francois Kahn (950 pages) et qui commence par la fin du grand homme, c’est-à-dire son enterrement..., qualifié de « gigantesque partouze ». On reconnaît le côté irrévérencieux et passionné de l’auteur-journaliste qui ne mâche pas ses mots, comme on dit. Sur Napoléon III : « cet être chétif, court sur pattes, plutôt laid, lymphatique, sans prestance, au regard terne, à la parole maladroite, à l’esprit lent et au teint livide. Qu’avait-il pour plaire ? Déplorable orateur, il s’exprimait avec un horrible accent Anglo–germanique et marchait comme un canard. Il n’avait ni fortune ni talent, son passé n’était rythmé que par des échecs lamentables, et son présent était largement hypothéqué par les ardoises qu’il avait laissées un peu partout et par les amis compromettants qui constituaient sa douteuse camarilla. » (p.813). Et pan !
Mais revenons au Grand Homme, il très étonnant, voire consternant de lire dans le sous chapitre « Un imbécile notoire » (p.160), quelques remarques acerbes et malveillantes de la part de ses contemporains à son sujet : exemples à la volée : "L’autorité de son nom s’affaiblit de plus en plus ; Il va disparaître bientôt sous le flot envahissant de l’oubli ; Victor Hugo n’existe plus, on doit en parler comme d’un mort ; je ne crois pas à sa descendance, il est responsable d’une littérature débraillée sa prose ne survivra pas aux années à venir," etc, etc..., ou encore : "ce ne fut qu’un lama imbécile dont personne n’ignore la pitoyable sénilité intellectuelle ; VH, aucun fond, aucune idée..." Ce « florilège » montre à quel point il s’était mis à dos nombre de confrères et collègues qui lui reprochaient ses prises de position politique et de « s’enrichir » avec la misère (cf. le succès commercial de ses livres Les Misérables, L’homme qui rit, par ex.).
Ou bien étaient-ils tout simplement jaloux de son succès populaire, comme l’en atteste la foule, la multitude de celles et de ceux qui l’accompagnèrent jusqu’à sa dernière demeure tel un « cortège dionysiaque », comme l’a qualifié Romain Rolland, présent dans le bain de foule, il avait 19 ans. « Le grand crocodile est mort. Flaubert gratifiait Hugo de ce surnom de saurien fabuleux. Le grand babouin polygame... Toto est mort... Ainsi l’appelait Juliette Drouet, son éternelle maîtresse, défunte, elle aussi... ». C’est ainsi que débute le chapitre relatant l’enterrement du poète dans ce magnifique et brillant dernier roman de Patrick Grainville, Falaise des Fous.
Laissons conclure un de ses amis de toujours qui dans ses Mémoires lui consacre de nombreux chapitres à caractère biographique soulignant : « Quand il s’agit d’un homme comme Hugo, c’est-à-dire d’un génie hors ligne qui a déjà joué et qui jouera un si grand rôle dans l’histoire littéraire et politique de son pays, c’est un devoir pour qui le connaît de mettre sous les yeux de ses contemporains et de l’avenir ces jeux d’ombre et de lumière qui ont fait le caractère de l’homme et le génie du poète." (p.1008). Dumas, car il s’agit de ses Mémoires, et Hugo étaient nés la même année, en 1802 ; « Ce siècle avait deux ans ; Rome remplaçait Sparte ; / Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte,... » ; leurs pères étaient généraux d’empire. Celui de Hugo a fait une brillante carrière, celui de Dumas, tout aussi brillant, fut trahi (un de plus !) et abandonné par M. Buonaparte, ce « boucher de l’Europe », et qui mourra « empoisonné » dans les bras de son fils Alex. Il avait quatre ans, mais c’est une autre histoire.
De son enfance, le poète écrira :
Enfant, sur un tambour ma crèche fut posée ;
Dans un casque pour moi l'eau sainte fut puisée ;
Un soldat, m'ombrageant d'un belliqueux faisceau
De quelque vieux lambeau d'une bannière usée,
Fit les langes de mon berceau.
Et en apothéose et dans un style emphatique que n’eut pas renié ce « Prince de la formule » littéraire et oratoire qu'était Hugo : « Lorsqu’en 1885 s’éteindra Victor Hugo, les contemporains effarés découvriront que cet homme, à lui tout seul, défiant l’espace et le temps, était à la fois un monde et un siècle… Et Hugo, tel que l’a façonné la plus extraordinaire des métamorphoses, est un poète de demain. » (p.945)
Victor Hugo, Jean-François Kahn, Pluriel, ISBN 9782818505540
Falaise des Fous, Patrick Grainville, Seuil, ISBN 9782021375374
Mes Mémoires, Alexandre Dumas, Bouquins, tome 1, ISBN 9782221048627
L'Homme qui rit, Victor Hugo, Livre de Poche, ISBN 9782253160823