Et le diable a surgi
Juneteenth* 1937, Dallas, Texas.
Ce jour-là, on commémorait le 19 juin 1865, date de l’abolition de l'esclavage au Texas (remplacé rapidement par le racisme et la ségrégation…). Cependant tous les noirs étaient invités ce jour-là à se rendre à Dallas, pour participer aux festivités. Parmi eux, la guitare en bandoulière, un jeune noir de 26 ans, arrivant de son Mississippi natal à pied ou en train de marchandises, débarque en ville pour faire le deuxième enregistrement de sa courte carrière. Il ne sait pas qu’il n’a plus qu’un an à vivre…, et qu’il deviendra une légende vivante pour la musique contemporaine.
Cet homme s’appelle Robert Johnson.
Quelqu’un un jour, quelque part, a dit : « L’Amérique, entendez les USA, c’est un pays avec trop de géographie et si peu d’Histoire ! ». Paul Auster dans un entretien récent avoue que les États-Unis se sont bâtis sur le massacre des indiens et sur l'esclavage des noirs. Dans ce peu d’Histoire, il en est une, propre à ce pays, unique, mais de courte durée – quelques dizaines d’années – : le Blues. Il naît, ironie de l’Histoire, dans les plantations de coton du sud et de la population noire, qui, même si l'esclavage est aboli, n’en est pas moins exploitée. Ce sont les noirs qui écriront cette Histoire de la musique contemporaine et les blancs qui essaieront de la copier ou de la plagier. Black lives matter.
Robert Johnson : « on ne connaît presque rien de sa vie ». Tel est l’avis généralement répandu par les musicologues de blues. Deux passionnés, Bruce Conforth et Gayle Dean Wardlow, pendant cinquante ans vont traquer tous les renseignements et retrouver d’éventuels contemporains de RJ pour qu’enfin le voile se lève un peu sur la vie et l’œuvre de RJ qui mourra dans des conditions tragiques sinon mystérieuses à 27 ans.
Ses dons exceptionnels de joueur de guitare - dans certains morceaux on a l’impression qu’il y a deux guitares - l’ont fait accuser d’avoir fait un pacte avec le diable et de l’avoir rencontré à un carrefour !
Dans la culture vaudou (hoodoo dans le Mississippi et l’Arkansas) et comme en Europe avec Faust, on peut vendre son âme au diable contre des dons exceptionnels ou l’immortalité… Dans nombre de folklores, on rencontre des histoires de pactes passés à un carrefour. D’où le titre du livre : Et le diable a surgi, la vraie vie de Robert Johnson.
Très tôt dans sa vie, il se lance sur les routes à pied, en bus, en train de marchandises, seul ou avec un autre bluesman. Il joue où il s’arrête, dans la rue avec son chapeau devant lui pour recueillir quelques cents pour manger, dans les jukes (café-concert), dans des fêtes privées, etc. C’est une sorte de troubadour moderne qui bourlingue de ville en ville avec sa guitare dans le dos et son chapeau sur la tête. Il aime les femmes et l’alcool. Il est jaloux de son art de jouer et ne partage pas son savoir-faire.
Non seulement sa technique de jeu est unique et inimitable, mais ses différentes façons d’accorder sa guitare qui lui étaient propres ont imposé l’utilisation d’ordinateur pour décrypter ses chansons et identifier ses accordages. Le plus souvent il utilisait un accordage ouvert à différentes notes, plus ou moins agrémenté de variantes, ce qui lui permettait le recours d’un bottleneck pour la slade. En plus de ses créations personnelles, il pouvait jouer n’importe quel morceau entendu une seule fois, c’est ce qu’on appelle la mémoire eidétique (mémoire photographique par ex.). Le texte de ses chansons est trivial et ambigu à connotation sensuelle sinon sexuelle où le diable s’invite quelquefois.
En ce jour du juneteenth 1937, il va enregistrer pour la deuxième et dernière fois et pour quelques dollars…, il repartira sur la route vers son destin qui s’arrêtera à Greenwood, Mississippi. Aurait-il été empoisonné par du whisky frelaté donné par un barman jaloux ? On ne le saura jamais. L’emplacement de sa tombe reste un mystère. Et de toute façon cette région du Mississippi sera dévastée quatre ans plus tard par un cyclone. Le diable avait voulu effacer jusqu’aux reliques de ce génie musical.
* juneteenth est la contraction de june nineteenth (19 juin) et depuis cette année par un vote du sénat américain proposé par joe Biden est devenu un jour férié.
Et le diable a surgi - La vraie vie de Robert Johnson - Bruce Conforth et Gayle Dean Wardlow - Castor music - 2020 - ISBN 979-10-278-0269-2