Céleste Albaret, la véritable "prisonnière" de Marcel Proust
Il est des destinées qui ne s’inventent pas. Dans la vie, « il n’y pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous ! », comme le disait Paul Eluard. Au moment le plus intense du travail et de la création littéraire de Marcel Proust, un Ange Gardien apparait, non comme un pilier majeur, mais comme un étai fragile sinon indispensable à l’édification finale de son œuvre-cathédrale.
Il a plus de 40 ans, elle en a vingt ; plus qu’une servante ou une gouvernante dévouée, elle deviendra, au fil des quelques huit années qui lui restent à vivre, sa « compagne intime », répondant à tous ses « caprices », à tous ses coups de sonnette à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, le suivant partout dans ses déplacements et ses déménagements.
Captive consentante de ce tyran domestique épouvantable, c’est une des rares, sinon la seule, à avoir recueilli (à chaud) le récit de ses virées nocturnes avec ses amis ou dans des lieux « interdits » ; véritable témoin de sa VRAIE VIE à avoir « participé » à la préparation et à la correction des manuscrits en vue de leur édition, à avoir ajouté ce qu’elle appelait les « becquets » (les célèbres paperoles) ; à avoir gardé la porte de la chambre de la rue Hamelin, tel un cerbère, protégeant son Seigneur et Maitre, « Monsieur », de visites inopportunes ; c’est enfin elle qui sera aux côtés de Robert Proust, le frère aîné de Marcel quand celui-ci lui fermera les paupières ce 18 novembre 1922.
Et naturellement, et d’après ce qu’elle a raconté de sa douce voix et de son air affecté (feint ou vrai, sinon les deux, quelle conteuse !) et avec le recul de plus de quarante ans par rapport à l’évènement de ce matin-là :
« Lui — Vous savez Céleste ce qui est arrivé cette nuit ?
Elle — Et ben quoi ?
Lui — J’ai écrit le mot FIN ! »
Cette femme improbable, cette paysanne « inculte », débarquant à la capitale de sa Lozère natale, mariée à Odilon Albaret, chauffeur de Proust, c’est Céleste, Céleste Albaret
Que serait devenu au cours des dernières années de sa vie cet homme malade, souffrant, non autonome sinon « invalide », entièrement investi dans son œuvre jusqu’à l’épuisement physique et mourant, comme Balzac, à 51 ans si elle n’avait pas été là ? Cette solidarité dévote et sans faille de la « moitié saine et forte » de ce « couple » improbable réalisera sa part (si petite soit-elle) dans le parachèvement de l’édifice littéraire, véritable pierre de voute qui permet que tout tienne…
Entre ces deux êtres que tout aurait dû séparer, une symbiose harmonieuse et affective (sinon amoureuse) va progressivement se développer allant jusqu’au dévouement inconditionnel pour Céleste et un respect admiratif et une affection profonde pour Marcel : « Dans ces moments-là, elle était vraiment Céleste. » écrit-il. Comme l’a commenté Philippe Sollers en 2014 à la sortie d’une réédition de Monsieur Proust : « Son prénom la contient ». Tout est résumé dans cette phrase. On a souvent reproché à Proust (surtout ses contemporains) d'être snob et de ne s’intéresser qu’aux duchesses etc., alors que sa relation au quotidien avec Céleste et les témoignages écrits (dédicaces, passages dans La Recherche) qui sont parvenus jusqu’à nous attestent qu’il s’intéressait au genre humain quelle que soit sa condition sociale ou son niveau intellectuel. Si elle ne comprenait sans doute pas tout, ni ne lisait ce qu’il écrivait à la fin de sa vie, en revanche elle comprenait intuitivement son rôle à ses cotés et finalement « comprenait mieux que ceux ou celles qui comprenaient mal ». Et, cerise sur le gâteau, ils riaient ensemble, lorsque Proust racontait, par exemple, ses escapades, ou lui lisait sa correspondance.
Dans son entretien, retranscrit en 1970, quarante ans après les « faits », Céleste devient lyrique : « Je me moquais bien de vivre la nuit. Quand il rentrait, on aurait dit toute la gaité du jour qui se levait. » ou « Il s’est mis hors du temps pour le retrouver. » À la question de Céleste sur son éventuel mariage, Proust lui répond : « Il aurait fallu une femme qui me comprit. Et comme je n’en connais qu’une au monde, il n’y a que vous que j’aurais pu épouser. » Et dans une ultime confidence, parmi tant d’autres, Céleste avoue : « Ce qu’il y avait de beau en lui, c’était qu’il y avait des instants où je me sentais comme sa mère, et d’autres comme son enfant. »
Après les trois derniers livres consacrés au « monde » de Proust (La Comtesse Greffulhe, Pour le plaisir et pour le rire, La vie tumultueuse de Boni de Castellane, et Proust pour Rire), Laure Hillerin nous brosse en profondeur le portrait complexe de cette « Jeanne d’Arc-Recamier-Boticelli » ou de ce « Janus-féminin », personnage de l’ombre et dans l’ombre de « Monsieur » ; et surtout fouillant sous la croûte des apparences, Laure Hillerin nous fait découvrir « une image contrastée et bien différente de celle que nous dessine la narratrice de Monsieur Proust. » Et même si le témoignage de Céleste est enrichi ou entaché d’ajouts personnels que certains exégètes contestent, le nouveau pas en avant que réalise pour nous Laure Hillerin dans la perception de l’intimité dans cette chambre de liège de la rue Hamelin (berceau de l’œuvre) nous rapproche encore plus de l’auteur de La Recherche du Temps Perdu.
« À ma chère Céleste, à ma fidèle amie de huit années, mais en réalité si unie à ma pensée que je dirai plus vrai en l’appelant mon amie de toujours, ne pouvant plus imaginer que je ne l’ai pas toujours connue, connaissant son passé d’enfant gâtée dans les caprices d’aujourd’hui, à Céleste croix de guerre car elle a supporté gothas et berthas, à Céleste qui a supporté la croix de mon humeur à Céleste croix d’honneur. Son Ami Marcel. » (dédicace sur le feuillet de garde réunissant Le côté Guermantes II et Sodome et Gomorrhe - mai 1921)
Combien d’hommes pourraient écrire cela à leurs "femmes" ?
Laure Hillerin, À la recherche de Céleste Albaret. L’enquête inédite sur la captive de Marcel Proust, Paris, Flammarion, 2021, 496 p. (ISBN 978-2-0802-3243-4, notice BnF no FRBNF46891563)