Une centenaire "négligée" à l'ombre de grands artistes...
Gabriële Buffet nait en 1881 et mourra un siècle plus tard en 1986… dans un grand dénuement et quelque peu délaissée par sa propre famille… Et ses arrières petites-filles qui avaient moins de 10 ans à l’époque ne sont pas allées à son enterrement pour la simple et bonne raison que leur mère avait fait un trait sur cette aïeule…! Et ces deux sœurs vont progressivement soulever le voile de silence et d’oubli sur la vie de cette femme en tout point « extraordinaire » : « ce monument égaré et ignoré. Ignoré de nous. Égaré dans l’histoire de l’art. Pourquoi cette disparition ? » C'est la question que se posent les deux auteures dans l’avant-propos de leur livre en ajoutant : « Nous nous sommes alors lancées dans la reconstitution de la vie de Gabriële Buffet, théoricienne de l’Art visionnaire, femme de Picabia, amante de Marcel Duchamp et amie intime d’Apollinaire. »
Musicienne dans l’âme et compositrice en formation, Gabrielle sera la première femme à être admise au début du XXe siècle à la Schola Cantorum, récemment ouverte par son fondateur et directeur Vincent d’Indy qui voulait concurrencer le conservatoire trop conservateur. Elle veut composer de la musique, qui comme la peinture à cette époque, est en phase de rupture face au « classicisme » académique. Après quelques mois passés à Berlin chez le grand pianiste et compositeur Ferruccio Busoni elle est de retour à Versailles dans la maison qui l’a vue naitre et pour les vacances d’été …; nous sommes en 1908 et son destin bascule. Elle a rendez-vous avec sa destinée, avec l’Histoire de l’Art et ses représentants mais elle ne le sait pas encore. Dans un nuage de poussière et un bruit de moteur suivi d’un coup de frein non moins bruyant, arrive une voiture. Deux hommes en descendent, le premier est son frère, le deuxième est Francis Picabia. Dès lors ils ne se « quitteront » plus, ils auront 4 enfants et la carrière musicale de Gabrielle est stoppée nette dans son élan au profit d’une vie consacrée à la création artistique et aux hommes qui l’animent jouant le rôle d’Égérie, de muse, d’entremetteuse, d’amie, de critique etc. qui la fera être appréciée voire adulée par tous ceux qui la côtoieront. À lire cette histoire de vies croisées et re-croisées, on peut admettre que Picabia autant que Marcel Duchamp ne seraient pas ce qu’ils sont devenus sans l’intervention de Gabrielle dans leur ombre, ombre qui, comme chacun sait, est le siège de l’âme ! Plus qu’une femme, une amante, une confidente, elle sera aussi leur critique-biographe, elle qui était à leur coté pendant leur création sans aucun recul temporel et témoin affectueux de leur évolution artistique. Christian Zervos lui ouvrira par deux fois les colonnes de sa publication Cahiers d’Art, fait notable compte-tenu de la très faible représentation des femmes comme contributrices à cette revue d’art : dans le numéro « mythique » consacré à l’Objet en 1936 — Cahier 1-2 p.34-44 — consacré à Marcel Duchamp : « Cœurs Volants » ; et dans le numéro 1945-46 p. 324 consacré à Sandy Calder. Et sa publication initialement intitulée « Aires abstraites » reprise quelques années plus tard sous le titre « Rencontres ».
Nous sommes en 1977, Gabrielle a 96 ans…! et elle écrit dans la préface, « Un hasard bienveillant m’a réservé, plusieurs fois il est vrai, des rencontres imprévues avec certains personnages exceptionnels, ceux qui ont une responsabilité primordiale dans la formation de l’esprit moderne… » : Picabia, Apollinaire, Marie Laurencin, Duchamp, Jean Arp et Sophie Taueber-Arp, Calder, etc., sont les sujets de ces « rencontres ».
Naturellement dans cette vie trépidante avec des hommes aussi insaisissables qu’imprévisibles, le côté maternel a été sûrement bouleversé jusqu’à aboutir aux brouilles et ruptures familiales illustrées par l’attitude de la mère des deux auteures, Anne et Claire Berest, de ce livre passionnant qui réhabilite une Femme passée à la trappe de la postérité alors qu’elle fut, quelque part, la maître-d’œuvre de la postérité de ceux qu’elle a croisés. Cela confirme que la Femme est bien l’avenir de l’Homme, mais ça, on le savait déjà.
De sa réelle carrière musicale de compositrice, il ne reste rien ; seuls quelques articles sur la musique dont l’un en 1914 « Musique d’aujourd’hui », publié dans les Soirées de Paris d’Apollinaire, concluait : « Grâce à des bruiteurs mécaniques et perfectionnés, une reconstitution objective de la vie sonore deviendrait possible. Nous découvririons la forme des sons en dehors de la convention musicale, et ceci est après tout aussi vraisemblable que de voir la peinture abandonner la représentation objective pour s’échapper dans le domaine de la spéculation pure ». Un autre hasard (ou RV) lui valut de rencontrer et fréquenter dans les années 20-30 Igor Stravinski et Véra de Bosset (qui deviendra sa femme) et qui permit à Gabrielle de se remettre un peu au piano…, mais surtout « d’accompagner » le compositeur dans ses œuvres musicales et dans leurs créations à Paris en particulier… Et c’est finalement ses écrits qui témoigneront de son implication dans la mouvance de "l'Art Moderne", ses qualités littéraires et critiques ayant été rapidement remarquées et appréciées par Apollinaire qui la poussera à écrire.
Jean Arp, co-fondateur du mouvement Dada, que Gabrielle rencontra à Zurich, écrit : « Toute la vie de Gabrielle Buffet est vouée à l’aventure spirituelle. Gabriële est un roi. Gabriële est Une Reine. Elle aime l'envoutement. Même prise dans une toile d'araignée, elle est claire comme le jour » et Picabia, son mari : « Elle est toujours riche d’esprit, son esprit est une source au bord de la route. Elle fera ce qu'elle a toujours fait : entrainer dans sa profondeur ceux qui ne peuvent vivre qu'en surface ».
Gabriële - Anne et Claire Berest is - éditions Le livre de Poche - ISBN 978-2-253-90663-6
Rencontres - Gabrielle Buffet-Picabia - éditions Belfond - ISBN 2.7144.1113.4
Sur Youtube : Conférence de Bernard Mercadé - Une antimuse