Les chefs d'accusation - 3ème partie
Le rétablissement de l’esclavage et les massacres dans les colonies (1802)
La Révolution avait aboli la discrimination raciale en 1792 et l’esclavage dans les colonies en 1794. La France révolutionnaire fut le premier état au monde à abolir totalement la traite des esclaves et l’institution de l’esclavage, conséquence de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. À cela cependant s’opposaient des intérêts bien établis et très influents qui finirent par prévaloir pendant le consulat de Napoléon qui, le 10 mai 1802, instituait le rétablissement de l’esclavage.
Le personnage qui se dépensa beaucoup pour l’affranchissement définitif du joug de la servitude fut Toussaint Louverture. Né esclave, puis affranchi, Toussaint avait rejoint les rangs des émeutiers sur l’île de Saint-Domingue et avait acquis bien vite un ascendant notable, offrant son aide à la France pour repousser les attaques des forces anglaises et espagnoles.
Les rapports avec l’administration militaire et civile française se renforcèrent en 1796, quand Toussaint fut nommé lieutenant gouverneur. Toussaint ne visait pas une politique de simple acquiescement à l’égard des autorités françaises, estimant qu’un futur de liberté pour les ex-esclaves noirs ne serait garanti qu’à la seule condition d’un gouvernement autonome.
Cependant, en quelques années, murirait le programme napoléonien du rétablissement de l’esclavage ; déjà à l’époque du Directoire les orientations en matière de servitude étaient en train de changer, et de prendre le pas à la Convention. Face à de telles hypothèses, Toussaint fut très clair quand il annonça aux représentants français qu’un retour à l’ancien asservissement verrait les ex-esclaves défendre la liberté conquise :
« J’ai pris les armes pour la liberté de ceux de ma couleur, [liberté] que seule la France a proclamée, mais que personne n’a le droit d’annuler. Notre liberté n’est plus dans leurs mains, mais dans les nôtres. Nous la défendrons ou non périrons. »
Bonaparte était lié aux intérêts des planteurs des colonies (sa première femme, Joséphine de Beauharnais, appartenait à une famille de propriétaires de la Martinique), et recevait d’eux des appuis pour son ascension. Un assaut contre l’autonomie de Saint-Domingue était prévisible ainsi que le rétablissement dans les colonies de l’esclavage aboli par la Convention. En outre, Napoléon savait bien que l’anomalie du gouvernement de Toussaint et de la république des esclaves libérés était intolérable, intolérable également du point de vue des autres puissances esclavagistes de l’époque, et était perçue comme un foyer dangereux.
Le rétablissement de l’esclavage fut officiellement consacré le 10 mai 1802. En Guadeloupe, il y eut une résistance des soldats de couleur au nouveau corps expéditionnaire venu de France sous le commandement du général Lacrosse, qui leur avait demandé de déposer les armes. Les officiers de couleur, Ignace et Delgrés, avec leurs troupes, combattirent jusqu’au dernier. Désormais certain de la défaite, Delgrès écrivit une proclamation « à l’univers tout entier ».
« C’est dans les plus beaux jours d’un siècle qui sera éternellement célébré pour le triomphe des lumières et de la philosophie qu’une classe d’infortunés que l’on veut maintenant anéantir, est contrainte à adresser sa propre voix à la postérité. […] Il existe encore des hommes qui ne supportent pas de voir des hommes noirs, ou descendants d'une lignée de cette couleur, s’ils ne sont pas dans les chaînes de l’esclavage. […] La résistance à l'oppression est un droit naturel. La Divinité même ne peut désapprouver la défense que nous faisons de notre cause […] Toi, Postérité, accorde une larme à notre infortune et nous mourrons satisfaits. »
Le 28 mars 1802, les trois cents combattants survivants mirent le feu aux poudres de leur forteresse et moururent tous plutôt que de se rendre.
En juillet 1802 un décret du gouvernement fixa la suppression de l’égalité des droits pour la population de couleur libre, réservant la citoyenneté française aux seuls blancs. En 1801, Toussaint avait rédigé une constitution autonome pour l’île de Saint-Domingue, dans laquelle il se réservait la dictature à vie et la nomination de son successeur, espérant ingénument que Napoléon approuverait la constitution autonomiste. Depuis l’année précédente, il avait envoyé un plan de relance économique, avec une phase de transition dans laquelle les travailleurs noirs libres devraient travailler dans les plantations, indemnisés par un quart du produit brut. Il s’était engagé à garantir la sécurité et les propriétés des colons blancs qui seraient restés (ou rentrés dans l’île. Il pensait qu’il fallait construire une nouvelle cohabitation entre les groupes qui s'étaient opposés pendant la phase révolutionnaire.
Napoléon envoya dans l’île une armée d’environ 20000 hommes sous le commandement de son beau-frère, le général Leclerc. Après une tentative de résistance, face à des forces qui semblaient écrasantes, Toussaint céda et déclara vouloir quitter la vie publique. Napoléon avait, depuis le début, prévu son arrestation qui fut mise en œuvre par tromperie. Toussaint réclama inutilement le droit de se défendre dans un procès juste, mais il fut incarcéré dans un fort sur les monts du Jura, où il mourut moins d’un an après, déchiré par la défaite et usé par la dureté des conditions carcérales.
Une guerre éclata, qui dura jusqu'en 1803, avec de terribles excès, prenant l’apparence d’une guerre d’extermination raciale. Au printemps 1803, les troupes françaises - déjà en difficulté - furent décimées par la fièvre jaune, typique du climat tropical (le général Leclerc lui-même en mourut), alors elles commencèrent à battre en retraite, ne conservant que la seule viille du Cap, d’où elles quittèrent l’île avec le reste de la population blanche pour aller à Cuba.
Le 1er janvier 1804 fut déclarée l’indépendance de Haïti (ancien nom de l’île Dominique, Saint-Domingue). Une tentative de reconquête française était impensable : entre autres, les guerres européennes de Napoléon avaient déjà repris, avec de nouvelles hostilités contre l’Angleterre. Aucune des nations européennes n’était prête à reconnaître une république d’ex-esclaves noirs libérés. Cependant, La liberté de Haïti ouvrira la voie au processus de libération des colonies sud-américaines. Le président haïtien Pétion donnera aide et asile à Simon Bolivar pour sa campagne révolutionnaire en Amérique du Sud.
En même temps que l’esclavage, Napoléon avait rétabli la traite. Il l’abolira de nouveau pendant les Cent Jours (1815), légèrement en avance sur le Congrès de Vienne. Dans les colonies françaises, l’esclavage durera encore jusque fin 1848, année où il sera aboli par la révolution démocratique de février.
Voici les décrets d’abolition (1894), de rétablissement (1802) de l’esclavage :
« Décret n° 2262 de la Convention nationale.
du jour du 16 Pluviôse, an II de la République Française une et indivisible,
qui abolit l’Esclavage des Noirs dans les Colonies
La Convention Nationale déclare que l’esclavage des Noirs dans toutes les Colonies est aboli ; en conséquence décrète que les hommes, sans distinction de couleur, domiciliés dans les Colonies sont citadins français et jouiront de tous les droits assurés par la constitution »
[Décret du 4 février 1794 (16 Pluviôse, An II)].
Étant donné qu’à cause de la Révolution et de la guerre extraordinaire qui ont eu lieu dans ce pays, ces évènements constituent des abus perturbant la sécurité et la prospérité des colonies :
Étant donné que les colonies ne sont autres que des établissements constitués par les Européens, que nous y avons amené des Noirs, en tant qu’individus adaptés à l’exploitation de ces pays et qu’entre ces deux classes fondamentales de Colons et de leurs Noirs se sont formées des races de sang mêlé, toujours distinctes des Blancs qui ont fondé ces établissements ;
Étant donné que les bénéfices accordés par la mère patrie […] n’ont servi qu’à dénaturer tous les aspects de la vie coloniale et à pousser à la conspiration générale qui a explosé dans cette colonie (la Guadeloupe) contre les Blancs et les troupes envoyées sous les ordres du Gouverneur Consul, à tel point que les autres colonies - soumises à un régime domestique et paternel - offrent le visage d’un bien être de toutes les classes, en contraste avec le vagabondage, l’oisiveté, la misère et tous les maux qui ont frappé celle-là (Guadeloupe) et par-dessus tout les Noirs abandonnés à eux-mêmes ;
[…] il est décrété
Article I - Jusqu’à ordre du contraire, le titre de Citoyen Français ne sera accordé, dans cette colonie et ses dépendances, qu’aux Blancs. Aucun autre individu ne pourra prendre ce titre ni exercer les fonctions ou emplois associés à ceux-ci. […] »
[Décret du 16 juillet 1802 sur la suppression des droits accordés aux hommes de couleur dans la colonie de la Guadeloupe].