Journal de Vézelay de Romain Rolland
Le journal de Vézelay de Romain Rolland est écrit de 1938 jusqu'à sa mort le 30 décembre 1944. Sous l'impulsion de sa deuxième femme, Marie, et parce que lui même est originaire de Brêves (Clamecy), il achète une maison rue Saint Étienne (rue principale de Vézelay) à l'âge de 72 ans, venant de Villeneuve en Suisse au "coin" le plus septentrional du lac Leman. Sur plus de mille pages, nous entrons dans sa vie au quotidien dans cette période trouble de la guerre de 1940 avec son cortège de mensonges, de privations de liberté, de pénurie de tout, chauffage, alimentation, etc... lui, épris de culture, de musique, d'une honnêteté intellectuelle sans faille, d'un humanisme européen et planétaire, il doit subir cette monstruosité qui opposeront non seulement les français aux allemands mais qui va aussi faire éclater la société française, comme dans tous conflits armés ou pays occupés. Il tente de suivre au jour le jour les évènements, son désanchantement est profond. Il se réfugie alors dans la musique, dans les livres : il découvre à 72 ans les mémoires d'outre tombe de Chateaubriand, il continue de réfléchir sur les hommes, sur l'humanité et sur leurs folies destructrices inexplicables, sur les trahisons (pacte germano soviétique de 1939 "incompréhensible" pour Lui, trahison de ses amis!) et surtout sur les incohérences de ses contemporains chrétiens dont le comportement manque quelquefois et singulièrement d'humanité. Bien que respectueux des différences de chacun, il fustige la religion, ses représantants et ses adeptes. De nombreuses visites occupent ses journées, en particulier Paul Claudel, personnage complexe qui lui confie sa "maîtresse" (Rosalie Vetch) avec leur fille..., son ami très controversé "l'Autre" Chateaubriand (Alphonse) et bien d'autres encore. Des officiers allemands viennent souvent lui rendre hommage pour ses écrits, en particulier pour son œuvre Jean Christophe qui vient d'être interdite non seulement en Allemagne, mais aussi en France dans les écoles par un décret du gouvernement de Vichy en 1940 (ce même gouvernement qui promulguera les premières lois anti juives en octobre 1940! On croit rêver).
Extraits :
"Ces jours sont une suite de mauvais rêves et de catastrophes. La plus bouleversante est la nouvelle soudaine du pacte conclu par l'URSS avec Hitler (21-22 août). Les meilleurs de France sont écrasés. Aucun de nous ne peut comprendre une pareille trahison, à l'heure décisive où Hitler se faisait le plus menaçant pour les démocraties - un défi aussi cynique à toute bonne foi, à toute moralité politique." (23 août 1939)
"Au reste, le lendemain de la visite, l'objet m'en est dévoilé sans fard par le curé-doyen, qui me demande de souscrire à un projet d'édification de grand séminaire! Il va un peu vite! Et selon l'habitude de cette espèce, il mêle à ce bruit de sébile aus gros sous qu'il me secoue sous le nez une onctueuse adjuration, au nom de ma "pieuse mère", qui m'attend, "au jugement de Dieu". Ces hommes abusent sans pudeur des sentiments les plus sacrés. Mais pourquoi le blâmer. C'est son métier. Je me sens invinciblement éloigné d'eux. " (18 novembre 1939)
"On ne connaît pas ses amis. Il m'a fallu arriver au terme de ma vie, pour découvrir le Chateaubriand - (premier du nom) - des mémoires d'outre tombe. Je les lis avec ravissement. Je les relis, le soir, à haute voix, pour ma femme ; et nous communions dans la même émotion et la même tendresse. " (2 janvier 1939)
"Je suis submergé de dégoût par le mensonge qui a infecté jusquà la moelle la pensée politique de toute l'Europe. Il n'y a presque plus moyen de s'en dégluer. Il colle à tous les mots que l'on dit. Et la guerre a permis, par la puissance, par l'obsession de toutes les propagandes entrecroisées, d'en envelopper tous les esprits, comme d'une toile d'araignée." (mi janvier 1939, p 316)
"Toujours, partout, cette vague religieuse qui s'étend... avec les illusions perdues et l'abdication des combats de la vie" (12 mars 1939) "Temps couvert et frais. Mauvaise nuit, fatigue intestinale. J'ai grande fatigue à l'âme. On en a assez! La vie, ces hommes, cette terre, ne valent pas qu'on y reste lié. C'est trop peu de chose, trop méprisable, et sans remède. Bienvenue la mort quand elle viendra. (24 août 1940).
"J'ai achevé ma deuxième lecture du Soulier de satin. La plus grande œuvre d'art du temps. La seule qui soit l'égale des plus grandes... Ce génie de Claudel (si jamais ce mot de génie a un sens, c'est bien en lui), qu'il est différent de l'homme et lointain même de la réalité. (24 octobre 1940)
"Nous ne pouvons nous empêcher, Marie et moi, d'avoir pitié de ces soldats du peuple allemand, qui est, au fond, mal fait pour le titanisme de ses maîtres illuminés. Il a souffert, il souffre et il souffrira pour leurs erreurs et leurs chimères. Il méritait un autre sort. Il est le plus européen des peuples d'Europe." (9 mars 1941)
"Arrivée de Paris de Jeanne Mortier avec une amie. Jeanne semble croire à la défaite de l'Angleterre. Nous écoutons ensemble un discours du Maréchal Pétain pour lequel elle professe une admiration béate et qui met en garde les français contre les appels du gaullisme. Mais sa haine de l'Allemagne se révèle encore plus violente qu'auparavant; elle m'est atroce, de la part d'une âme qui s'est vouée toute entière (je le croyais) au Christ..." (11 avril 1941)
"Je lis une grande Vie de Saint Bernard en deux volumes... Ce n'est pas que je goûte les formes de sa religiosité, son ascétisme barbare et ses torrents d'éjaculations mystiques, à la fois fades et érotiques, comme ses commentaires indéfinis du Cantique des cantiques : je n'ai jamais pu souffrir chez les catholiques ces pamoisons d'amante (l'âme) dans les bras de l'Amant (le christ)..." (27 mai 1941)