L'amphibien au sang froid, Joseph Fouché
Dans son essai biographique sur Joseph Fouché paru en 1929, Stefan Zweig note dans le post-scriptum de sa préface pour l'édition française : "Un portrait psychologique comme celui-ci doit toujours, sans fausser l'ensemble, restreindre les détails pour en faire ressortir les lignes décisives d'une personnalité." Être amphibie, à l'aise dans les eaux troubles, uni dans ses duplicités, ténébreux, d'une infidélité sans faille, opportuniste se ralliant à la dernière minute au parti vainqueur, sans caractère vrai, sans idée politique réelle, comploteur de l'ombre, et passant son temps par un travail acharné à tisser ses filets pour piéger ses adversaires, c'est à dire tous ceux qui l'entourent, Joseph Fouché deviendra le deuxième homme le plus puissant et le plus craint de la Révolution et de l'Empire.
Paul Barras, Lazare Carnot et Maximilien Robespierre
Il aura trahi tout le monde, se sera joué de tous ses "amis" et de tous ses ennemis politiques dont les plus connus sont Robespierre, son ex futur beau-frère, Barras, son mentor et sauveur, Carnot, par une manœuvre "machiavélique", et enfin et surtout Napoléon Bonaparte, son plus cher ennemi.
Charles Maurice de Talleyrand-Périgord
Un seul lui survivra de toute cette période troublée de la Révolution et de l'Empire : Talleyrand, le plus fort de tous, car les régimes passent, mais Talleyrand reste, caméléon boiteux d'immense génie "politique" et diplomatique. Ces trois personnages historiques sont les principaux acteurs de ce bouleversement que connaîtra la France ; de la royauté de l'ancien régime pour retrouver un royauté de restauration, vingt cinq ans après ; du frère aîné, Louis XVI, aux frères cadets, Louis XVIII, puis Charles X ; de cette période sanglante de la Révolution et de l'Empire qui verra mourir plus de trois millions de français et quelques neuf millions d'européens, préludant aux autres drames du siècle qui suivra et qui décimera autant d'européens. Le cynisme de ces hommes, assoiffés de pouvoir, sinon de sang - Napoléon disant à Metternich, ces mots de Tamerlan, tyran sanguinaire du XIVe siècle, "Un homme comme moi se moque de la vie d'un million d'hommes" - et la démesure de leurs ambitions personnelles vont précipiter le pays dans le chaos. De ces trois hommes indissociables et incontournables de ce temps, et à quelques années d'écart, Bonaparte, dit l'usurpateur en 1815, ce soi-disant rédacteur du code civil, ou code Napoléon (il n'avait aucune notion de droit), finira, comble d'ironie, "hors la loi", sur un île au milieu de l'Atlantique sud, à deux mille kilomètres de toutes côtes, Fouché finira quant à lui, totalement isolé et oublié de tous ses contemporains, à Trieste, interdit sur le territoire français, puis interdit des grandes villes européennes..., le Prince de Talleyrand leur survivra de quelques années, fidèle à son image. Lui seul avait une certaine idée de la France et de ses devoirs envers le pays, alors que les deux autres en se servant de la France et des français, n'aspiraient qu'à une seule et une unique passion dévorante pour leur esprit perturbé : le Pouvoir!
Celui qui a cerné le mieux Fouché est incontestablement Napoléon, disant de lui, à Sainte Hélène : "Je n'ai connu qu'un traître véritable, un traître consommé : Fouché."
De Napoléon à Louis XVIII
Après Waterloo, mettant un terme définitif à la tyrannie napoléonienne, la rencontre de Louis XVIII, descendant de Saint Louis, et de l'un des meurtriers de son frère, Fouché, - il a voté la mort de Louis XVI sous la pression de la majorité régicide, alors qu'il y était opposé la veille ! - et en présence de Talleyrand, est un morceau de choix, digne sinon mieux d’un grand scénario de politique fiction. La scène se passe à Neuilly. "Fouché, sept fois parjure, ministre de la république, de la convention et de l'empereur" prête serment, son huitième serment de fidélité. Cette "fidélité" n'a d'égale que la constance de ses trahisons successives, qui le conduira à sa perte "politique", mais seulement et tardivement à cinquante cinq ans. La trahison conserve bien son homme. Cet être amoral se trahira lui-même ce qui est somme toute assez logique. Peu de temps avant sa destitution, son bannissement et son exil, imposé par Louis XVIII, lui, le Duc d'Otrante, alias Joseph Fouché de Nantes, fils de tapissier, et cependant noblesse d'empire, se remariera avec la contesse de Castellane, un peu de sang bleu..., et dont le témoin sera le Roi lui même, quelle ironie du destin !
Vote pour la mort de Louis XVI (Fouché faisait partie de ceux ayant voté la mort).
"Traite consommé, et non occasionnel, nature ayant le génie de la trahison, voilà ce qu'il était, car la trahison est moins son intention, sa tactique, que sa nature fondamentale.", et S. Zweig de conclure sur cette phrase ambiguë "C'est pour cela que l'on essaie de découvrir, d'après des traces légères et fugaces, toute la vie tortueuse et, d'après son destin changeant, l'essence spirituelle de celui qui fut le plus remarquable de tous les hommes politiques." Ce terme "remarquable" renforce encore l'ambivalence de ce propos, entre admiration et répulsion de cet homme insaisissable et mystérieux que fut Mr Joseph Fouché.
Stephan Zweig - Les grandes vies (Fouché, Marie-Antoinette, Marie Stuart, Magellan) - Bibliothèque Grasset - 2009 - ISBN 978 2 246 42521 2