Albert Cohen, roman picaresque et liaisons dangereuses...
Roman picaresque et liaisons dangereuses selon Albert Cohen. "Voici donc, Ô ami inconnu, toi que je ne verrai jamais et que j'aurais tant aimé peut être."
Les personnages. Solal de Solal est le fils du rabbin Gamatiel de l'île grecque de Céphalonie. Son oncle Saltiel de Solal, frère de sa mère, s'occupe de son éducation, "petit vieillard ingénu et solennel, âgé de soixante quinze ans, toque de castor posé obliquement, redingote noisette toujours fleurie d'une touffe de jasmin".
Ses neveux et amis se nomment les Valeureux, le petit gros Salomon, "le plus petit israélite dodu de un mètre cinquante sept vendeur de rafraîchissement, cireur de souliers, boudant quand sa longue femme le grondait, il sortait tenant en laisse un chien imaginaire avec qui il parlait. Il apprenait à nager, les mains dans une cuvette...",
le pêcheur et joueur de guitare Mattathias, "capitaine des avares, dit Mâche résine, propriétaire d'une barcasse, homme sec, calme, circonspect et jaune, étant pourvu d'oreilles écartées et pointues qui semblaient vouloir tout écouter pour en tirer immédiatement profits",
et enfin Michaël, "quinquagénaire transpirant, huissier chamarré du grand rabbin, et que les juifs de l'île appelaient le janissaire de sa Révérence. Bon géant, ce Michaël, grand dégustateur de dames et terrible séducteur...".
Le meneur de la troupe des Valeureux est incontestablement Mangeclous "maigre et long phtisique à la barbe fourchue, au visage décharné et tourmenté, aux pommettes enflammées, aux immenses pieds nus, tannés, fort sales, osseux, poilus et veineux et dont les orteils étaient effrayamment écartés...,il était toujours revêtu d'une redingote rapiécée et coiffé d'un chapeau haut de forme de forme barbu, destiné à honorer sa profession de faux avocat qui lui était chère et qu'il appelait son apostolat".
Ils sont aussi inséparables que méchants entre eux, aussi intrépides que peureux, aussi causeurs que timides, aussi généreux qu'extrèmement avares... "L'ingéniosité de leur esprit, l'amitié qui les unissait, leur réputation de grands patriotes français, leurs connaissances politiques, diplomatiques et littéraires, leur incompétence brouillonne et passionnée, conféraient aux Valeureux un grand prestige auprès de leurs congénères."
Solal est le seul à avoir "réussi" et après une brève carrière politique en France, il se retrouve sous secrétaire général (ou "sous bouffon général") à la SDN à Genève. Nous sommes dans les années 1930. Solal des Solal, cynique bellâtre, jeune, grand, légèrement basanné, arriviste, dont le type s'apparenterait plus à Don Juan ou à Valmont qu'à Casanova dans le registre des séducteurs célèbres. Il est le "héros" de Belle du Seigneur.
La petite famille bourgeoise suisso-belge :
Adrien Deume "Didi" neveu adopté par Antoinette Leerberghe et son mari, Hippolyte Deume, vit chez ses parents adoptifs à Coligny, proche banlieue de Genève avec sa jeune et séduisante femme, Arianne d'Auble. Il est employé de classe B à la Société des Nations.
L'œuvre :
Quatre livres composent cette grande saga comique, sarcastique, judéo-humoristique, picaresque, passionnelle, et intimiste... Tous les ressorts du vaudeville amoureux se trouvent réunis jusqu'à la fin..., dans une comédie tragique ou dans un drame passionnel où le rire, la moquerie et la franche dérision prennent une place essentielle. Plus de trente ans ont été nécessaires pour composer cette grande fresque socio-culturelle et "sentimentale" de l'entre-deux guerres. L'opus commence par Solal, dont la première publication est de 1930. L'on découvre Solal adolescent et ses "parents", puis sa fulgurante ascension sociale à Paris, ses premières amours et sa chute, son bannissement et sa disparition... S'ensuit, Mangeclous, le vrai chef d'oeuvre où apparaît la famille Deume et Arianne, "l'héroïne" de Belle du Seigneur et enfin, Les Valeureux, troisième partie du tryptique servant de support introductif indispensable à la quatrième partie sûrement la plus connue, Belle du Seigneur.
Extrait: le salon des Deume.
"Un salon de velours rouges et de bois dorés. Sous une lampe posée sur une table à fioritures de nacre, un gentil petit vieux à tête de phoque - mais un phoque sur le visage duquel on aurait collé une barbichette - s'intéressait à un casse-tête chinois. Près de lui, une quinquagénaire osseuse - qui avait, elle, une tête de dromadaire - tritocait tout en lisant un illustré. Au dessus d'elle souriait un portrait royal au cadre duquel était fixé un flot de rubans aux couleurs belges. Sur la cheminée, derrière la tricoteuse, une tigresse en broze doré rugissait, transpercée de flèches, sous une potiche garnie de fleurs séchées. Assis devant le secrétaire et leur tournant le dos, un homme d'une trentaine d'années remplissait des fiches. Ayant réussi son casse-tête, le petit vieux tourmenta maladroitement ses moustaches, aussi maigres que sa barbe. Puis, avec des mouvements bouleversants de naïveté enfantine, il frotta ses gros ronds yeux saillants et toujours effarés... Le petit phoque barbichu se le tint pour dit et ne pipa mot. Pourtant il adorait bavarder le soir en famille au coin du feu. Il souffrit en silence pendant cinq minutes. Il bâilla puis regarda avec tendresse sa longue épouse et la boulette de viande qui se balançait hors du ruban dont le cou de madame était orné. Il aimait tant son Antoinette que tout d'elle lui paraissait charmant. C'est ainsi qu'il comparait à une fleurette l'affreuse ficelle de peau et la boule terminale d'icelle. "Ton petit brin de muguet", avait-il coutume de lui dire dans les moments de tendresse. À la dixième minute, il se leva, erra doucement, les mains dans les basques de sa jaquette d'alpaga puis alla s'assoir sur le canapé, auprès d'une belle jeune femme qui cousait dans l'ombre." (Mangeclous, œuvres de Albert Cohen, La Pléiade, p. 588 et 589)
Extrait: le réveil de Mangeclous.
"Comme pour prendre congé de lui même, il se contempla dans la vitre fêlée qui lui servait de miroir posé contre le mur. À grands soupirs, Il admira tout ce qu'il ne verrait bientôt plus jamais, admira sa longueur décharnée de phtisique, sa barbe en sardonique fourche, ses grands pieds crasseux qu'il avait tant aimés, ses formidables mains tout en os, poils et saillantes veines, sa redingote rapiécée, son haut-de-forme barbu. Un sourire désenchanté découvrit ses longues dents jaunes aussi écartées que ses orteils. Oui, ce soir, vingt huitième du mois, allait être celui funeste de son décès." (Les Valeureux, La Pléiade, Œuvres d'Albert Cohen, p.809)
Extrait: purge et borborygme.
"Ce n'est pas une raison pour qu'il soit, dit Mangeclous. (Lorsqu'il était en joyeuse compagnie, il aimait assez être athée.) Haha, un amant c'est plus poétique, vient de dire l'extrémité du vermicelle des vermisseaux! (Salomon) Ah, messieurs, que vienne un romancier qui explique enfin aux candidates à l'adultère et aux fugues passionnelles qu'un amant ça se purge! Ah, qu'il vienne, le romancier qui montrera le Prince Wronsky et sa maîtresse adultère Anna Karenine échangeants des serments passionnés et parlant haut pour couvrir leurs borborygmes et espérant chacun que l'autre croira être le seul à borborygmer..." lire les deux pages qui suivent, inoubliable tirade mangeclousienne sur les mensonges dans l'amour. (Mangeclous, œuvres d'Albert Cohen, La Pléiade, p.452-453-454)
Dossier de presse. Dans l'édition de la Pléiade, il est intéressant de découvrir les réactions des critiques de l'époque lors de la publication des livres. Certaines sont sévères, d'autres sont élogieuses. Toutes soulignent le caractère de conteur d'Albert Cohen.
L'homme Cohen. Il est indissociable de son œuvre, terme redondant dans la biographie des écrivains qui ont laissé une trace indélébile dans la littérature. Profondément nevrosé par tous les événements de sa propre vie, le paroxysme de sa névrose obsessionnelle se retrouve dans un livre, publié entre Mangeclous et Belle du Seigneur, et dix ans après le décès de sa mère : Le livre de ma mère. Poignante introspection sur le deuil et la disparition, le remords et le non dit, et surtout l'amour filial et maternel. Il faut l'écouter parler de ses œuvres, de sa mère. Il en est tellement impregné que ses paroles reprennent quelquefois les mêmes termes voire les mêmes phrases que dans ses livres, c'est déroutant et peut être pas aussi étonnant, sachant que sa méthode d'écriture est singulière, puisqu'il dicte ses livres, donc le parler précéde l'écrit chez lui. (voir les interviews de la TV suisse ou son entretien avec B Pivot) Dans l'édition de la pléiade sur les œuvres de Cohen manque Belle du Seigneur qui constitue un volume à part entière dans la collection. À Houat, un exemplaire existe en format poche, déjà bien marqué par le temps et par la trace laissée par les nombreux lecteurs. Au cours de nos repas, nous puisons au hasard des passages que nous relisons à haute voix, c'est magique, comme tous ces grands livres qui marquent les lecteurs d'une empreinte littéraire ineffaçable.