La "Divine Comtesse" et la "Divina Marchesa"
Élisabeth Caraman-Chimay, Comtesse Greffulhe, 1861-1952 et Luisa Amann, Marquise Casati Stampa, 1881-1957)
Comment ne pas rapprocher ces deux grandes égéries féminines dont l'apothéose de la gloire rayonna au début du XXe siècle ! Elles se sont rencontrées au moins une fois au cours d'une des grandes soirées organisées par la Marchesa, en particulier celle, à Venise pour l'inauguration de son palais sur le Grand Canal en 1911 (Palazzo Venier, actuellement fondation Gugenheim). Elles furent des mécènes de nombre d'artistes de leur époque, aussi bien musiciens que peintres et écrivains. Elles furent immensément riches et finirent dans un presque dénuement pour la première en mourant à Paris à 92 ans et l'Italienne dans une pauvreté avancée à Londres à l'âge de 76 ans. Elles ont fait l'objet d'un véritable culte ; la Divina Marchesa voulait être un objet d'art vivant et la Divine Comtesse, la première femme de Paris. Toutes les deux se cachaient derrière leur personnage public. Leur intime secret restera à tout jamais enfoui, seules restent les vies "publiques"...
L'histoire de la Marchesa Luisa Casati, protagoniste excentrique de l'avant-garde de la mode et de l'art de la fin du XIXe siècle à la seconde guerre mondiale, appartient sans doute au monde de l'ombre obscure du mythe. La "donna" qui voulait devenir un oiseau de style art nouveau et utilisant régulièrement de l'atropine pour dilater la pupille de ses yeux, toujours ourlés de rouge au-delà de toutes possibilités humaines, aimait le sombre ou l'obscurité comme élément scénique principal. Elle émergeait soudainement avec son travestissement qu'elle portait à tout moment, étincelant de strass, de perles, de brillants et d'étoffes orientales rares. Souvent, elle était ornée d'animaux utilisés comme compléments vestimentaires, serpents vivants enroulés en collier, lévriers noirs comme la nuit ou un guépard en laisse, emblème absolu d'une élégance agressive et sauvage. Elle n'hésitait pas à lancer des phrases qui sont restées mémorables, comme la plus fameuse qu'on lui attribue, "Je veux être une œuvre d'art.", même si nous ne connaissons pas la date précise de cette affirmation trop pertinente et juste, pour être inexacte. Cependant elle n'était jamais particulièrement encline à parler. Sa présence muette et palpitante laissait une marque profonde à qui l'observait. La parole aurait perturbé l'effet que devait produire le rêve et la magie de ses apparitions soudaines et inattendues. La Marchesa ou "la Casati", reine de la nuit plus obscure, est demeurée unique et inégalable, splendide et envoûtante dans le maintien fidèle à son rêve de gloire, elle vécut sans ménagement à la vitesse de la lumière.
Descendante de la dynastie textile des Amann, Luisa Casati Stampa devint très vite orpheline et se trouva avec une très grande fortune à dilapider. Milan, sa ville natale, Rome, Venise, Paris et finalement Londres furent les décors de son théâtre vivant et de ses représentations, véritables performances avant l'heure. En région parisienne, en 1923, au Vesinet, elle acquit le Palais Rose qu'elle racheta à... Robert de Montesquiou qui se trouve être l'oncle maternel de la Comtesse Greffulhe (!) et qui fut celui qui la surnommait la "Divine Comtesse".
Attirée par tous les excès, des drogues à l'occultisme, elle fut le modèle, la muse, l'égérie de tous les protagonistes de l'avant-garde, ayant à ses pieds une cour de faiseurs d'images (photographes, peintres, comme Giovanni Goldoni, Romaine Brooks et Man Ray, par exemple) ou faiseurs de mode, comme Fortuny et Poiret, attentifs à célébrer ses extravagances. Légendaire, dédaigneuse, chimérique, elle fut la compagne, un temps, de Gabriele d'Annunzio et finit ses jours dans la misère. Sa mémoire après la mort, inspirera encore nombre d'artistes, écrivains, créateurs de mode et performeurs, fascinés par son "vivre inimitable".
Nous avons eu l'opportunité de voir l'exposition temporaire sur La Marchesa au cours de notre dernier séjour vénitien en novembre dernier dans ce lieu magique qu'est le Palazzo Fortuny.
Memorie di un'opera d'arte, La Marchesa Casati de Luca Scarlini.
La Divina Marchesa : Palazzo Fortuny de Venise jusqu'au 8 mars 2015.
"Age cannot wither her, nor custom stale her infinite variety" (Shakespeare) est inscrit sur sa tombe à Brompton
"Toute sa vie, au fond, n'a été qu'un mensonge,..." (p.290) sanctionne en quelque sorte Laure Hillerin dans son livre sur la Comtesse Greffulhe, L'ombre des Guermantes. Pieux mensonge qui s'apparente plus à de la dissimulation par une surexposition : se cacher derrière le masque trompeur qui fait diversion, en montrer trop pour ne pas être vu réellement... La surexposition éblouit le spectateur et masque le modèle. Dans l'exubérance de ses toilettes uniques (de Worth à Fortuny, comme Luisa Casati), dans le suspens de l'attente de son entrée à une soirée ou à un événement mondain quand elle arrive systématiquement la dernière, on trouve là les ingrédients d'une femme qui veut surprendre, séduire, être aimée, être encensée, mais qui ne veut pas succomber ou qui ne veut plus succomber dans les rets de l'Amour. Elle utilise son charme et sa fortune pour des causes "nobles" : "la fée des sciences" avec Marie Curie, par exemple, une passion pour Wagner qu'elle contribuera à faire connaître au public parisien, féministe avant l'heure, etc.
Elle se "divertit" (fait diversion) de la solitude affective avec une nébuleuse d'intellectuels et de savants ou d'artistes, substituant le manque de contact charnel d'Henry, son mari, par une surabondance de liens spirituels avec les autres. Mais l'attirance, non seulement intellectuelle, mais physique qu'elle suscita pendant de très nombreuses années auprès de nombre de ses contemporains ne se transforma jamais en une liaison charnelle (à l'inverse de sa contemporaine Casati). Ce qui voudrait dire que depuis la naissance de sa seule fille Elaine, ni son mari, ni personne d'autre ne l'aurait touchée pendant soixante-dix ans ! Son seul trébuchement, simple foulure bien que douloureuse, aura été un bel italien musicien, Roffredo Caetani de dix ans son cadet. Mais là aussi, le dernier mètre n'aura pas été franchi. Comment expliquer cette attitude ? Comment expliquer ce rejet ?
Née de la famille Caraman-Chimay, Élisabeth a des ancêtres célébrissimes..., arrière petite-fille de Madame Tallien et de Napoléon ! Famille belge de noblesse désargentée, son mariage à dix-sept ans avec le très riche Comte Henry Greffulhe est une aubaine. Le mariage avec ce "barbe-Bleue" tourne rapidement au drame conjugal : il la trompe dans les semaines qui suivent leur "union"... De ce jour, ils vivront séparés tout en restant "mariés". De plus il est jaloux, manipulateur et joue à l'enfant gâté qu'il a toujours été. Ce rejet physique est incompréhensible de la part du mari (mais est-il le seul responsable ?) alors qu'elle est déjà la plus belle femme de Paris et deviendra la plus adulée de toutes, jusqu'au sommet de sa gloire dans les années qui précéderont la première guerre mondiale et dont l'aura se maintiendra pendant de très nombreuses années. Le souvenir de cette femme sur-médiatisée à l'époque aurait dû disparaître avec sa belle mort, n'ayant finalement rien laissé derrière elle si... Proust, initialement écrivassier et chroniqueur mondain de la fin du XIXe siècle, et qui écrira pendant ses quinze dernières années jusqu'à en mourir pour nous laisser un chef d'œuvre littéraire inégalable, ne vienne bouleverser la postérité d'Elisabeth Greffulhe. Marcel Proust est très tôt l'ami de son oncle, Robert de Montesquiou, et surtout de son futur gendre, Armand de Gramont, il n'aura de cesse de vouloir approcher cette "sylphide". Elle n'y tient pas particulièrement, leurs rencontres seront donc rares. Mais lui, tel un amoureux transi voulant un portrait de sa bien-aimée en médaillon, Proust n'aura de cesse pendant des années de réclamer une photographie d'elle, objet de son admiration, sinon de son affection - Il est de dix ans son cadet. Son vœu ne sera jamais exaucé. Cet "Amour", il le racontera plus tard en se substituant au narrateur de la Recherche qui traque la Duchesse de Guermantes (objet de son amour du moment) au cours de ses promenades quotidiennes, tel un paparazzi voulant prendre une photographie d'une célébrité ! Frustré aussi, Proust se voit refuser un grand article sur un dîner chez la Comtesse Greffulhe, celle-ci ayant refusé sa publication. Une grande partie de cet article a été retrouvé récemment par Laure Hillerin : pièce inconnue à ce jour, le texte donne encore des clefs supplémentaires pour percer quelques mystères sur l'utilisation de personnages réels et contemporains de Proust à des fins fictionnels dans la Recherche.
peintures d'Élisabeth Greffulhe : autoportrait et portrait de son confesseur et confident, l'abbé Mugnier
Si on suit la démonstration brillante et pertinente de l'auteur de cette biographie de la Comtesse Greffulhe, les multiples aspects de son personnage se révèlent à l'analyse et la dispersion spectrale au travers du "prisme" proustien. Dans son art inégalé de la dissection des âmes et de la présentation à facettes multiples de ses personnages fictifs, Proust utilisera ce qu'il aura pu connaître de la Comtesse pour attribuer ses différentes facettes, vraies ou fantasmées, dans au moins quatre femmes de son œuvre : en premier la Duchesse de Guermantes, amour temporaire et transi du narrateur, belle, froide et distante, élégante et trompée par son mari (le duc est le portrait même du Comte Greffulhe) ; la Princesse de Guermantes, belle et dreyfusarde (comme Proust) ; Madame Verdurin, avec son salon, sa passion pour la musique et s'entourant d'artistes et de scientifiques ; Odette de Crecy, courtisane et dont l'ascension sociale en fera une des femmes les plus "courues" du faubourg Saint Germain..., elle a l'élégance, le maintien, sa cour et son salon. En d'autres termes : et mon tout est cette femme..., la Comtesse Greffulhe.
L'aurait-il aimée à ce point pour la voir dans toutes les femmes qu'il rencontrait ou qu'il voulait rencontrer et aimer, comme son narrateur qui ne cesse d'être amoureux, puis jaloux et surtout déçu...
Né dix ans après elle, Proust mourra trente ans avant La Comtesse. À partir de 1922, elle assistera aux concerts de louanges pour cet auteur qu'elle aura finalement négligé pendant sa vie : "Je ne le connaissais pas bien" répètait-elle. Pouvait-il être négligeable ou à négliger ? C'est possible, car il était finalement considéré (ce qui n'est tout à fait exact) comme un dandy, faisait le chroniqueur mondain, et surtout il voulait "en être"..., ce qui ne plaisait peut-être pas à ceux qui "en étaient"... de l'aristocratie. Pourtant un des ses amis proches, jeune aristocrate, Armand de Grammont deviendra le gendre de la Comtesse, ce qui aurait pu faciliter le rapprochement. Et finalement à la fin de sa vie, ne sortant pratiquement plus, Proust refusait les invitations de la Comtesse, et même une visite d'Elle chez lui ! Pourquoi voulait il absolument sa photo ? Était-il amoureux de la belle Élisabeth, alias Bebeth ? Son ambivalence sexuelle ne l'en empêcherait pas..., même s'il se montrait parfois dédaigneux avec le sexe féminin, lançant des devises cinglantes comme ce pastiche: "Intelligente ne puis, frivole ne daigne, rasante suis." (p.384)
Avait-elle lu La Recherche ? Il semblerait que non... Elle était tellement secrète que l'on peut ou l'on doit imaginer que si..., en cachette. En revanche, et c'est assez surprenant, venant d'un homme comme lui (apparemment), son mari, le Comte Greffulhe a lu et apprécié les premiers tomes de La Recherche et soutient même la publication ! Finalement les apparences seraient trompeuses ! Après la mort de l'écrivain, La Comtesse noua des contacts avec sa famille et resta longtemps à correspondre avec elle. Aurait-elle eu des remords d'avoir "raté" le plus grand écrivain français du XXe siècle, alors qu'il était tout près d'elle ?
"Avec sa clairvoyance extralucide, il avait déchiffré les signes cachés sous la subtile tapisserie de la vie mondaine." nous écrit Laure Hillerin. Oui, Proust était un disséqueur entomologiste utilisant aussi bien le microscope que la longue vue ou le télescope.... Avec son sens de l'observation, son empathie confinant au vampirisme, sa sur-sensibilité allant jusqu'à l'allergie, sa "lanterne magique" déformante, ses pouvoirs d'amplification et de sublimation de la banalité des choses quotidiennes et des riens de la vie, potentialisés d'une volonté de perfectionnement de la description, allant jusqu'à des phrases d'une page, il sut utiliser tous les "matériaux humains" qu'il connaissait, ou croyait connaître, et composait des histoires qui auraient pu arriver autant à eux qu'à lui ou à nous, lecteurs. N'écrivait-il pas dans ses carnets : "Tout est fictif, laborieusement, car je n'ai pas d'imagination, mais tout est rempli d'un sens que j'ai longtemps porté en moi." (p.424). Aurait-il été cet Être Christique porteur de tous les vices et les péchés du monde, cette dimension "religieuse" de Proust, rarement abordée par ses exégètes et dont l'Oeuvre, pourtant, abonde de références.
Comme la Marchesa Casati pour nombre d'artistes de son temps, la Comtesse Greffulhe aura été une muse pour Marcel Proust dont il utilisa comme "chairs à papier" tous ses proches pour construire cette hyperstructure narrative sur les comportements humains, comparée à une cathédrale, comme il la nommait lui-même, tout en usant des ressorts de l'humour tellement présent dans son œuvre, comme acte d'auto-dérision et comme pour alléger et aérer son propos fataliste et universel : comment échapper au Temps Perdu ?
La Comtesse Greffulhe, L'ombre des Guermantes de Laure Hillerin - Flammarion -
ISBN 978-2-0812-9054-9
La Marchesa Casati, Memorie di un'opera d'arte de Luca Scarlini - Skira -
ISBN 978-88-572-2410-0