Crucifixion

Chapitre 1 - Évariste Pecqueur entre en scène

 

Il est presque trois heures du matin et dans la fraîcheur de ce jour de juin, nous frappons du pied le pavement inégal de la place du marché. Quelques lève-tôt harnachés de parka ou de laine polaire, chaussés comme pour un trek en montagne, se regardent avec circonspection. Nous ne reconnaissons personne.

 

Nous attendons Évariste Pecqueur, notre original ami de Vézelay. Nous avons répondu à son invitation lancée il y a quelques jours. Vézelien de toujours, il règne maintenant sur le monde éclectique des touristes de la colline éternelle, installé sous l’enseigne de « L’argent des Stars », à mi-pente de la rue principale, celle qui mène tout droit au saint des saints, à la châsse de Marie-Madeleine et à ce trésor de l’art roman qu’est la basilique de Vézelay. Petit homme sec et déjà chenu malgré sa cinquantaine débutante, il porte barbiche, cheveux longs et lunettes demi-lune. Ses yeux pétillent comme des pépites. Il vit dans son échoppe depuis trente ans déjà, secondé par son épouse qui le dépasse d'au moins dix centimètres et se prénomme Marguerite. Les publications people du monde entier qui décorent sa vitrine durent être à l'origine de l'enseigne. Elles ne sont là que prétexte car il y a belle lurette que les frasques de Paris Hilton et de Madonna ne l'intéressent plus. L'ont-elles d'ailleurs intéressé un jour ! Il vend quelques cartes postales et le fatras poussiéreux de l'arrière boutique qu'il nomme pompeusement ses "antiquités" attirent bien quelques curieux. Mais c'est sur les deux canapés effondrés, séparés par une grosse table ronde en chêne, que se trame l'essentiel de son commerce : il vend du vin blanc de Vézelay. Et c'est autour de dégustations que nous y refaisons le monde.

 

Féru de petite et grande histoire, d’astronomie, de cosmologie, d’ésotérisme, il organise des rencontres littéraires, des causeries philosophiques et des rendez-vous avec les étoiles.

Ce dimanche six juin, c’en était un :

“ Dimanche 6 juin 2010, un rendez-vous impérial nous est fixé...

Deux heures et demie avant le lever du soleil ( ! ) ... celui-ci se levant à peu près à 5h50 à la latitude et à la longitude de Vézelay le 6 juin... vous commencez déjà à deviner qu'il faudra être très matinal pour participer à ce rendez-vous...

 

Le croissant lunaire traversant la constellation des Poissons, illuminé par les premiers rayons de l'aurore... et le resplendissant Jupiter, de retour de ses frasques nocturnes dans le ciel du matin depuis début mai, ainsi que l'une de ses principales lunes, Callisto, visible aisément aux jumelles, et... observation moins aisée mais possible aux jumelles et à l'oeil nu si les conditions sont favorables... Uranus !

Que du beau monde, donc : notre promenade nous fera découvrir tous ces corps célestes, et nous évoquerons bien évidemment les figures qui leur ont donné leurs noms... Il faudra pour cela se lever très tôt... ou ne pas se coucher. 

Rendez vous initial à... 2h45 ( du matin, s'entend) pour se rendre en un lieu où le spectacle de Séléné sera visible... puis nous marcherons pour nous réchauffer jusqu'au lever du soleil que nous célèbrerons autour d'un petit déjeuner champêtre... tout en compulsant la chronique mythologique en fonction des constellations rencontrées sur notre chemin. Fin de la promenade vers 6h autour d'un petit déjeuner.”

 

Bien que la perspective de me lever au milieu de la nuit ne m’enchante guère, j’ai trouvé le programme alléchant. À l’âge où les petites filles veulent devenir infirmière ou maîtresse d’école, j’avais caressé le rêve de devenir astronome. Pour René qui cultive l’insomnie chronique, c’était une promenade de santé.

 

Notre guide est arrivé, suivi de son épouse, elle-même suivie de son sac à dos. C'est elle qui transportait l'essentiel du nécessaire au bon déroulement de l'expédition : jumelles, eau et trousse de secours pour les chutes éventuelles. Le temps de récupérer deux retardataires, le petit groupe s’est ébranlé doucement. Nous avons suivi les remparts Nord, nous enfonçant dans l’obscurité la plus totale sous les chênes et les marronniers. Tout allait encore bien, le sol goudronné ne se dérobait pas sous nos pieds hésitants. Mon oeil commençait seulement à s’habituer à la nuit noire qu’un homme derrière moi allume une torche électrique. Shit !

Il s’est fait incendier immédiatement. Pas de lampe ! Notre pupille s’accommode petit à petit et la lumière artificielle devient inutile.

 

À chaque halte, Évariste nous racontait les constellations en s’appuyant sur les mythologies grecques et romaines. Nous avons appris que leurs noms étaient dûs à Ératosthène, qui a inventé la catastérisation, ou transformation d’un personnage mythologique en astre ou constellation.

 

Une heure plus tard, nous avons découvert Jupiter, comme suspendu par un fil sous le quartier de la lune décroissante. C'était assez beau. Un peu au-dessus de lui, il y avait paraît-il Uranus. Mais seuls ceux qui avaient des jumelles, et surtout l'habitude ont pu apercevoir la minuscule planète bleue. Nous avons appris que Jupiter était de plus en plus mitraillé par d'énormes météores. Ce qui préfigure sans doute le sort réservé dans un avenir plus ou moins lointain à notre bonne vieille planète.

 

Après cette halte bucolique et stellaire, nous avons quitté l’asphalte rassurante pour nous enfoncer dans une sente en à-pic, vers le bas de la colline, vers Saint-Père. La descente, les cailloux, l’obscurité revenue, tout concourait à m’angoisser. Les pierres roulaient sous mes mauvaises baskets verni noir à fine semelle de caoutchouc, plus accessoire de mode que chaussures de marche. C’est à ce moment que je me suis mise à envier les petits malins qui s’étaient chaussés à la Maison du Campeur. Je me guidais au bruit, évitant difficilement les branches écartées par celui qui me précédait et relâchées sans qu’il se préoccupe de l’effet boomerang que je prenais en pleine gueule.

 

Une demi-heure de descente dans ces conditions et mes pauvres genoux pliaient sans que je leur en donne l’ordre. J’avais évité les chutes et c’était déjà bien. Enfin un répit. Nous étions arrivés à la Fontaine de Marie-Madeleine dont l’orientation est la même que celle de la crypte de la basilique.

 

Toujours dans le noir, nous sommes remontés jusqu’à la Cordelle. C’est là que Bernard de Clairvaux, un moine cistercien convaincu qui s’infligeait des sévices pour se faire pardonner on ne sait quoi, prêcha la deuxième croisade devant une assemblée prestigieuse le jour de Pâques 1146. Une estrade avait été installée pour permettre à tout ce beau monde, chevaliers en armure, nobles de France, la reine Aliénor en personne, de suivre à l’aise l’allocution du saint homme. On raconte que sous le poids de cette belle assemblée, l’estrade s’est écroulée. Évariste ajoute qu’une croix fut érigée à cet endroit pour commémorer l’évènement. Nous débouchons alors sur le terre-plein.

 

Dans la pénombre de la clairière, nous découvrons la croix… Accroché à la poutre horizontale, lugubre silhouette se détachant à peine sur le fond de végétation, un pantin sombre. Dans un premier temps, nous ne sommes que trois à l’avoir aperçu. Le spectacle est tellement surréaliste qu’aucun des trois n’est capable de parler. Mon voisin lève enfin le bras, désignant le tableau macabre. Nous avançons prudemment jusqu’au pied de la croix. La robe de bure est intacte. Les manches sont descendues sur les bras. La position en V les a tirebouchonnées au niveau des coudes. Les avant-bras sont maculés du sang séché qui s’est écoulé des plaies des paumes. Les gros clous carrés ont perforé les chairs des mains qui se sont déchirées sous le poids du martyr. Les pieds sont simplement attachés au montant vertical de la croix par une corde blanche. Le pauvre moine n’ayant plus de ceinture, c’est certainement celle-ci qui a servi de lien. Pas de couronne d’épines mais la tonsure a été peinte en rouge et quatre pointes de flèche blanches sont enfoncées de biais au centre, dans une parfaite symétrie.

 crâne moine

À suivre...