Venise, les origines de la Biennale d'Art contemporain

Publié le par kate.rene

Ce texte est extrait d'un excellent livre de Francesco Ferracin :

Storie segrete della storia di Venezia

Il fascino di Venezia nelle vicende meno note della sua storia millenaria

Newton Compton Editori

Nous avons fait l'acquisition de ce livre à la boutique de la Fondazione Querini Stampalia le 15 mai 2022. 

La traduction de vos serviteurs comporte peut-être des maladresses...

Affiche de l'Exposition Internationale d'Art de la Cité de Venise de 1897

Affiche de l'Exposition Internationale d'Art de la Cité de Venise de 1897

... Tandis que Rolfe* était transporté en fin de vie à l’hôpital, le 22 avril 1910 était inaugurée à Venise la IXe Exposition Internationale d’Art, plus connue sous le nom de Biennale de Venise.

* Frédérick Rolfe, alias baron Corvo, mourra à Venise en 1913, écrivain, peintre, dessinateur et photographe anglais, fantasque et excentrique…

Celle de 1910 était une édition anormale puisqu’elle avait lieu un an avant la date prévue pour éviter la superposition avec l’Exposition d’Art qui devait se tenir à Rome en 1911.

La Biennale était déjà le rendez-vous le plus important du calendrier artistique de la cité, l’évènement qui, depuis ses premières éditions avait réussi à retenir dans la lagune l’attention des noms qui comptaient dans le panorama artistique contemporain européen.

Fortement désirée par le professeur et politicien vénitien Andrea Fradeletto, elle fut inaugurée pour la première fois le 22 avril 1895 avec l’appui du maire nouvellement élu Filippo Grimani, de la branche de San Luca — une des plus illustres familles patriciennes de Venise —, en présence du roi Umberto et de la reine Marguerite de Savoie.

1895

1895

La figure de Filippo Grimani se détache sur fond d’une Venise de la Belle Époque comme peu d’autres : un homme d’un autre temps, responsable de la renaissance de la cité après trente ans de dépression économique et spirituelle, suivie du plébiscite qui avait « légalisé » son annexion au Royaume d’Italie.

Filippo Grimani

Filippo Grimani

Le « maire en or » comme on l’appellerait plus tard avait été élu au siège le plus élevé du Conseil communal en 1895 par dessus-tout grâce à l’intervention du nouveau patriarche de Venise, monseigneur Giuseppe Sarto.

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La fermeté dogmatique, conjuguée à la vocation pastorale développée durant les décennies que monseigneur Sarto avaient passées comme curé de province lui avait fait gagner la pourpre cardinalice en 1893, année où Léon XIII l’avait nommé patriarche de Venise.

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Giuseppe Sarto, patriarche de Venise qui deviendra pape sous le nom de Pie X

Giuseppe Sarto, patriarche de Venise qui deviendra pape sous le nom de Pie X

Une fois installé dans le siège patriarcal, Giuseppe Sarto bien que donnant toujours la priorité au gouvernement des âmes de son diocèse, avait commencé à jouer un rôle important de médiation politique, le premier fruit duquel fut, justement, la « bénédiction » de la coalition entre catholiques et libéraux qui mena à l’élection du maire Filippo Grimani.

À compter de ce moment commença une étroite collaboration entre le maire Filippo Grimani et le patriarche de Venise, Giuseppe Sarto.

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Tandis que le patriarche veillait à la présence active du conseil municipal aux fêtes religieuses (comme la cérémonie de l’Ascension, la fête de la Salute et celle du Redentore), œuvrait pour la reprise de l’enseignement religieux dans toutes les écoles et la réintroduction du Pater Noster au début des leçons dans les écoles élémentaires, le maire donnait le coup d’envoi à la politique de « renaissance » de la cité, fondée sur trois piliers : la création d’une politique industrielle, le développement du tourisme balnéaire et la participation directe de la Commune dans l’organisation d’activités artistico-culturelles de haut niveau.

Le premier pilier amena au développement du port industriel de Venise et à la création du pôle pétrochimique de Marghera qui, à partir de la fin de la première guerre mondiale, allait changer pour toujours (et en pire) le visage de Venise.

Porto Marghera

Porto Marghera

Le deuxième, à la fondation de la C.I.G.A. (Compagnie Italienne des Grands Hôtels), fondée en 1906 par l’autre grand nom de la politique vénitienne du XIXe siècle, le comte Giuseppe Volpi di Misurata qui fut le moteur de la transformation du Lido, en quête de luxe mondain.

 

C.I.G.A.

C.I.G.A.

Le troisième, à l’inauguration de l’Exposition Internationale d’Art, dirigée par Andrea Fradeletto.

Les premières éditions de la Biennale, hébergées au siège du Palais des expositions dans les Giardini, Castello, l’espace vert créé par Bonaparte dans le côté est du quartier « pauvre » de la cité, connurent un grand succès.

Le point central de la Biennale était le Palais des Expositions, installé au Nord des Giardini, immergé dans la verdure et relié au bassin de Saint Marc par un chemin de pierres à l’embouchure duquel fut construit un bar restaurant en style veneto-byzantin. Un autre restaurant se trouvait à l’extrémité orientale des Giardini, devant le canal de Sant’Elena.

Vu l’écho immense qu’eurent les premières éditions, en 1903, la Commune finança une ample restructuration des Giardini afin de créer de nouveaux espaces d’exposition ; ce qui amena Fradeletto et Grimani, en 1907, à l’idée d’impliquer directement des pays étrangers dans la construction de pavillons durables, à utiliser comme vitrine pour les œuvres de leurs artistes, des lieux extra-territoriaux affranchis de la gestion italienne.

Le premier pays à accepter l’invitation fut la Belgique, qui, en 1907, chargea l’architecte Léon Sneyers de construire un petit édifice sur le côté septentrional des Giardini.

En 1909, pour la huitième Biennale, s’ajoutèrent trois nouveaux pavillons : Hongrie, Bavière et Grande-Bretagne.

Le pavillon hongrois avait été fortement désiré par le gouvernement hongrois qui, faisant encore partie de l’empire austro-hongrois, voulait démontrer l’indépendance de la culture magyare par rapport à la culture autrichienne. L’édifice fut construit sur un projet de l’architecte Géza Rintel Maroti et devint le bâtiment le plus coûteux construit à Venise avant la première guerre mondiale.

 

Pavillon hongrois

Pavillon hongrois

En revanche, le pavillon bavarois fut conçu par le président de la Sécession de Monaco, Hugo von Habermann, pour apporter à Venise une succursale de son mouvement qui, en quelques années, avait commencé à perdre de son importance, surpassé par la plus moderne Sécession berlinoise ; un édifice modeste, à la façade néo-classique qui rappelait celle de l’édifice museal qui donne sur la Königsplatz de Monaco.

Le troisième pavillon, l’anglais, fut le seul à ne pas avoir été construit ex nihilo  mais fut abrité dans un bâtiment préexistant, le restaurant de la Biennale sur le côté est des Giardini, où il se trouve toujours aujourd’hui. À la différence des deux autres pavillons, sa restructuration fut financée grâce à des fonds privés, par un marchand d’art londonien.

La Biennale devint ainsi une part essentielle de l’économie touristIque vénitienne, au point que le maire Grimani, dans une lettre datée du 29 janvier 1907 écrivit au premier ministre Giolitti :

« Nous avons conscience de travailler pour la Patrie et pour l’Art, deux idéaux qui s’identifient assez souvent en Italie ; il faut que le gouvernement nous assiste, comme il a avec justesse assisté d’autres entreprises analogues, certes très utiles, certes plus grandes et différentes, mais, osons-nous croire, pas plus élevées intellectuellement ».

La requête de Grimani eut l’effet désiré, et dès la Biennale de 1909, le gouvernement italien s’impliqua et affecta 100 000 lires à l’achat d’œuvres d’art contemporain exposées à la Biennale, puis accueillies à la Galerie Nationale d’Art Moderne de Rome (le coût de la restructuration complète du Palais des Expositions et des Giardini, en 1903 était monté à 50 000 lires).

La Biennale de 1909 fut un énorme succès que Filippo Grimani attribua publiquement à Andrea Fradeletto, la « créature » qui avait réussi, pour la première fois, à vendre des œuvres d’art pour la somme record de 540 000 lires.

Il était un fait qu’on ne pouvait plus ignorer : à partir de ce moment-là, la Biennale devenait le pivot de la vie artistique de la cité, et l’un des évènements artistiques nationaux les plus importants, sinon le principal.

L’Exposition de 1910 promettait de surpasser en qualité et en recettes celle de l’année précédente. Pour la première fois, une large place fut accordée à des expositions personnelles d’artistes confirmés, les plus célèbres d’entre eux étaient Renoir (avec 37 toiles), Courbet (19 toiles) et, plus moderne et incompréhensible, Klimt, qui arriva de Vienne avec 22 toiles parmi lesquelles se trouvaient les plus fameuses, Les trois Âges, le Portrait de Madame Adèle Bloch, les Amies, le Tournesol et Judith.

Klimt dans le pavillon autrichien à la Biennale de 1910

Klimt dans le pavillon autrichien à la Biennale de 1910

Les travaux des deux français n’impressionnèrent guère, étant d’une part les toiles mineures d’un artiste septuagénaire (Renoir) et d’autre part, celles d’un peintre mort depuis alors trente-trois ans.

Ce ne furent cependant pas les tableaux « révolutionnaires » de Klimt qui attirèrent l’attention du grand public et de la critique, mais bien ceux des  peintres plus populaires et plus réalistes, John Lavery et Jozef Israels (une seule toile de ce dernier fut vendue pour le chiffre énorme de 150 000 lires, un quart des recettes de 1910).

John Lavery (1856-1941)

John Lavery (1856-1941)

Jozef Israëls (1824-1911) - Le mariage juif - 1903

Jozef Israëls (1824-1911) - Le mariage juif - 1903

La Biennale de 1910 fut cependant par-dessus tout un grand évènement, visité par un grand nombre de touristes et personnalités du « beau monde » international qui occupèrent la presse pendant tout l’été.

Parallèlement à la Biennale, au musée d’art contemporain de Ca’ Pesaro, était inaugurée une  exposition du peintre futuriste Umberto Boccioni, un artiste aux antipodes de ceux qui étaient exposés à renfort de trompes et roulements de tambours aux Giardini de Castello.

Umberto Boccioni 1910

Umberto Boccioni 1910

Si bien que, un peu pour protester, un peu pour attirer l’attention de la  presse et du public sur l’exposition de la Ca’ Pesaro, le 8 juillet 1910, les peintres futuristes Filippo Tommaso Marinetti, Umberto Boccioni, Carlo Carrà et Luigi Russolo montèrent sur la tour de l’horloge de la place Saint-Marc et lancèrent 800 000 tracts sur les touristes qui rentraient du Lido, sur lesquels était inscrit en trois langues, le texte de « Contre une Venise passéiste » que Marinetti avait écrit le 27 avril 1910. Il semble utile ici de le transcrire intégralement, étant donné que le débat ouvert par Marinetti finira par traverser tout le XXe siècle, et arrivera au XXIe sans trouver de réponse adaptée à aucune de ses provocations :

Nous répudions l’antique Venise exténuée et brisée par des volontés séculaires que nous avons cependant aimée et possédée dans un grand songe nostalgique.

Nous répudions la Venise des étrangers, marchande de fausses antiquités, calamité du snobisme et de l’imbécillité universelle, lit défoncé par des caravanes d’amants, bain de siège paré de bijoux pour courtisanes cosmopolites, le plus grand cloaque du passéisme.

Nous voulons guérir et cicatriser cette cité purulente, plaie magnifique du passé. Nous voulons ranimer et anoblir le peuple vénitien, déchu de son antique grandeur, déformé par une lâcheté viscérale et avili par l’habitude de ses petits commerces douteux.

Nous voulons préparer la naissance d’une Venise industrielle et militaire qui puisse ruiner la mer Adriatique, ce grand lac italien.

Dépêchons-nous de combler les petits canaux puants avec les décombres des vieux palais croulants et lépreux.

Brûlons les gondoles, fauteuils à bascule pour crétins et élevons jusqu’au ciel l’imposante géométrie des ponts métalliques et des usines coiffées de fumée pour abolir les courbes affaissées des vieilles architectures.

Que vienne enfin le règne de la Fée Électricité pour libérer Venise de son vénal clair de lune de chambre meublée.

Une déclaration de guerre, non seulement à la cité -qui alors fit semblant de ne pas entendre la provocation, aidée par la presse locale qui passa l’action sous silence- mais aussi à tous ces poètes et artistes qui au cours du siècle précédent étaient montés sur ces « fauteuils à bascule pour crétins » pour trouver le sommeil de leur raison.

Mais ça ne s’est pas arrêté là.
 

Filippo Tommaso Marinetti

Filippo Tommaso Marinetti

N’ayant pas eu l’écho qu’elle méritait, l’action de protestation de Marinetti fut portée, un mois plus tard, jusque devant le grand théâtre de la Fenice, le temple de la musique vénitienne, où le poète provocateur lança ses foudres directement contre les vénitiens et, d’après ce qu’il aurait écrit ensuite, se défendant à coups de poing, assénés athlétiquement contre la foule « passéiste » accourue pour le siffler.

Écoutons encore ce que le poète avait eu à dire :

Vénitiens !

Quand nous criions : « Tuons le clair de lune ! » nous pensions à toi, vieille Venise baignée de romantisme ! Mais maintenant notre voix s’amplifie et suggérons haut et fort « Libérons le monde de la tyrannie de l’amour ! Soyons rassasiés des aventures érotiques, de la luxure, du sentimentalisme et de la nostalgie ! » (…) Mais assez ! Toutes ces choses absurdes, abominables et irritantes nous donnent la nausée ! Et nous voulons désormais que les lampes électriques de mille points de lumière coupent et déchirent brutalement vos ténèbres mystérieuses, ensorcelantes et persuasives ! (…) Ton Grand Canal élargi et creusé deviendra fatalement un grand port marchand. Trains et tramways lancés dans les grandes rues construites sur les canaux finalement comblés vous apporterons quantité de marchandises, au milieu d’une foule perspicace, riche et affairée d’industriels et de commerçants ! (…) Mais vous voulez vous prosterner devant tous les étrangers et vous êtes d’une servilité répugnante ! Vénitiens ! Vénitiens ! Pourquoi vouloir être encore et toujours les fidèles esclaves du passé, les sales gardiens du plus grand bordel de l’histoire, les infirmiers du plus triste hôpital du monde où languissent les âmes mortellement corrompues par la lumière du sentimentalisme ? (…) On sait d’autre part que vous avez la sage préoccupation d’enrichir la Société des Grands Hôtels, et que justement pour cela vous vous obstinez à pourrir sans vous remuer ! Pourtant, vous avez été autrefois d’invincibles guerriers et des artistes géniaux, des navigateurs audacieux, des industriels ingénieux et des commerçants infatigables. Et vous êtes devenus des garçons d’hôtel, des cicérones, des entremetteurs, des antiquaires, des fraudeurs, des fabricants de vieux tableaux, des peintres plagiaires et copistes. Vous avez donc oublié par-dessus tout d’être des Italiens, et que veut dire ce mot, dans l’histoire : bâtisseurs d’avenir ? Oh ! Ne vous défendez pas de l’accusation des effets humiliants du Sirocco ! C’était bien ce vent torride et belliqueux qui gonflait les voiles des héros de Lépante ! Ce même vent africain accélérera d’un coup, dans un midi infernal le travail sourd des eaux corrosives qui minent votre vénérable cité. Oh ! Comme nous danserons, ce jour-là ! Oh ! Comme nous applaudirons les lagunes pour les inciter à la destruction ! Et comme nous ferons une immense farandole autour des ruines illustres ! Nous serons tous follement joyeux, nous, les derniers étudiants rebelles dans ce monde trop sage ! (…) Liberez Torcello, Burano, l’île des morts, de toute la littérature malade et de toute l’immense fantasmagorie romantique dont les poètes empoisonnés par la fièvre de Venise les ont voilées (…)

On sait combien prophétiques seront quelques-unes de ces phrases…

Le Sirocco est arrivé le 4 novembre 1966, et a apporté les eaux corrosives à l’intérieur des maisons, des églises, et des palais, minant pas tant leurs fondations -qui furent construites pour résister à tout, y compris à l’histoire- que l’orgueil des vénitiens et — en observant la Venise d’aujourd’hui — en envoyant par le fond ce qui restait de leur dignité.

Acqua alta du 4 novembre 1966

Acqua alta du 4 novembre 1966

Publié dans VENISE

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