Proust et son ascension dans la bonne société
En 1894, Proust a vingt-trois ans et n’a pas encore écrit grand chose, à part quelques articles dans une revue de collège, puis dans « Le Banquet » une autre revue montée avec ses amis (dont Léon Blum) et qui ne paraîtra que pendant un an (1892-1893). C’est surtout un grand dilettante, et malgré les efforts de son père pour le mettre au travail, une licence en droit, quinze jours de travail chez un avoué, sa principale occupation est une suite de manœuvres pour s’introduire dans le grand monde, celui de Faubourg Saint-Germain. Lors d’une soirée donnée le 30 mai 1894 chez le Comte Robert de Montesquiou par lequel il réussit enfin à se faire inviter à la suite de nombreuses intrigues, il prend fébrilement des notes pendant toute la soirée et porte un article au Gaulois qui sera publié le lendemain à la rubrique « Bloc-Notes Parisien », sous le titre « Une fête littéraire à Versailles ». Proust est un peu amer : son nom a été supprimé de la liste des invités et son article largement tronqué. Comme vous pourrez le voir, la qualité littéraire est assez moyenne et le contenu n’est qu’une suite de pommade destinée à se faire bien voir de cette société qu’il voudrait tant intégrer.
Mais l’article est intéressant à un autre titre : parmi les invités à cette soirée, on trouve déjà, bien avant le début de l’écriture de À la recherche du temps perdu, les noms de ceux qui serviront de modèle aux personnages de la Recherche.
La comtesse Greffulhe dont il se sert pour la duchesse, mais aussi pour la princesse de Guermantes. Sa toilette (robe de soie lilas semée d’orchidées) est celle d’Odette de Crécy avec ses catléyas.
Le comte Greffulhe n’est autre que Basin duc de Guermantes
La comtesse Adhéaume de Chevigné est un autre modèle de la duchesse de Guermantes
Madame Henri Baignères, c’est Mme Leroi
La princesse de Brancovan : Madame de Cambremer
La comtesse de Janzé et la comtesse de Chaponay : Alix
Le prince de Sagan, un des modèles de Charlus
Madame Madeleine Lemaire, c’est une des Madame Verdurin, mais aussi une Madame de Villeparisis
Le château Balleroy a servi de modèle pour le château de Guermantes
Le comte Boni de Castellane est un des modèles de Saint-Loup
Monsieur Charles Ephrussi est, avec Charles Haas, un modèle de Charles Swann
M. Henri Gervex, M. Helleu, M. Jean Beraud : quelques-uns des multiples modèles d’Elstir (Mme Helleu sera Mme Elstir)
Maurice Barrès, de Bergotte, comme Alphonse Daudet (il y aura aussi Anatole France et Paul Bourget)
Messieurs Pozzi et Dieulafoy feront un Docteur Cottard(un Dr Cotard lui donnera son nom et Mme Pozzi sera Mme Cottard)
Le héros de cette fête à Versailles, le protégé de Robert de Montesquiou, est un pianiste du nom de Léon Delafosse « l’ange ». Le mécène et l’artiste deviendront Charlus et son cher violoniste Morel
La fête décrite dans l’article a pu inspirer la fête que donne Charlus chez Madame Verdurin en l’honneur de Morel dans La prisonnière. Voici un extrait de ce que dit Charlus à Madame Verdurin :
« J’ajoute qu’il y aurait une espèce d’indécence à introduire dans une fête que je veux bien donner chez Mme Verdurin une personne que j’ai retranchée à bon escient de ma familiarité, une pécore sans naissance, sans loyauté, sans esprit, qui a la folie de croire qu’elle est capable de jouer les duchesses de Guermantes et les princesses de Guermantes, cumul qui en lui-même est une sottise, puisque la duchesse de Guermantes et la princesse de Guermantes c’est juste le contraire. C’est comme une personne qui prétendrait être à la fois Reichenberg et Sarah Bernhardt. »
Sarah Bernhardt, présente à Versailles (comme Melle Reichenberg) a servi
de modèle à la Berma.
Ci-contre, la comtesse Greffulhe peinte par Helleu (tous deux présents à la "fête littéraire" du Gaulois, soit la duchesse de Guermantes peinte par Elstir
Et ci-dessous, le comte Greffulhe ou Basin duc de Guermantes
Enfin, voici Robert de Saint-Loup, alias Boni de Castellane
La plupart des renseignements ayant servi pour ce post ont été trouvés dans l'excellente biographie de Proust de George D. Painter aux éditions Texto. L'article du Gaulois vient du site inépuisable de gallica.bnf