Pétale séché

Publié le par kate.rene

À ma mère, à mon père.

Parmi les quelques livres que nous avons, certains viennent de la bibliothèque de mes parents ; malheureusement nous avons dû en laisser, il y en avait trop... De ces livres, certains sont des éditions "de luxe" dont l'un en maroquin brun rouge avec une reliure en cuir : Graziella d'A. de Lamartine, imprimé en 1927, année de naissance de mon père. J'imagine mon père l'offrant à ma mère, ce qui est très vraisemblable, car il s'agit manifestement d'un cadeau d'amoureux, elle devait avoir entre dix-sept et dix-huit ans quand ils se sont connus. Ils avaient une année d'écart. Cela se passait à Paris juste après la deuxième guerre mondiale.., dans l'appartement d'oncle et de tante communs : lui, Maurice était le frère du père de mon père, elle, Marguerite était la sœur de la mère de ma mère, genre cousin-cousine à la mode bourguignonne.

En ouvrant ce livre merveilleux, on respire le parfum, la candeur et la naïveté de la jeunesse, on imagine les premiers voyages, la découverte du monde et la floraison des premiers sentiments. Lamartine, jeune homme de dix-huit ans, parcourt l'Italie, terre rêvée de tous les écrivains, poètes et artistes en général, qui a toujours su attirer comme un champ magnétique d'illusions, d'inspirations et de beautés. Et là, le narrateur découvre la baie de Naples, la pêche en mer, la tempête et ce qu'il nommera bien après, l'Amour. Et c'est Graziella.

"Que nous étions heureux ensemble, lorsque nous pouvions oublier complètement qu'il existait un autre monde au delà de nous, un autre monde que cette maisonnette au penchant de Pausilippe ; cette terrasse au soleil, cette petite chambre où nous travaillions en jouant la moitié du jour ; cette barque couchée dans son lit de sable sur la grève, et cette belle mer dont le vent humide et sonore nous apportait la fraîcheur et les mélodies des eaux." (Chap.4-XXVI)

Pétale séché

Et puis au fil des pages, de ces feuilles inégales, rêches, parcheminées et un peu jaunies par le temps, et qu'il a fallu découper lors de leur première lecture, autre grand plaisir de lecteur, actuellement rare, je tombe sur, ou du moins tombe sur mes genoux, un pétale de rose séché : de couleur brun pale, nervuré en arborescence, il ressemble à un un as de cœur qu'on aurait enfermé dans ce livre, témoin et gardien de l'amour de la lectrice à son donateur... Depuis soixante ans environ, ce pétale (et deux ou trois autres encore) a marqué de son empreinte les deux pages qui l'enserraient, laissant sur celles-ci une trace discrète dessinant véritablement un cœur sans équivoque, ombre factuelle de celui de sa lectrice et de son amour.

"Ce n'était pas de l'Amour, je n'en avais pas l'agitation, ni la jalousie, ni la préoccupation passionnée ; c'était un repos délicieux du coeur, au lieu d'être une fièvre douce de l'âme et des sens. Je ne pensais ni à aimer autrement, ni à être aimé davantage. Je ne savais pas si elle était un camarade, un ami, une soeur ou autre chose pour moi ; je savais seulement que j'étais heureux avec elle, et elle heureuse avec moi." (chap.4-I)

Que c'est beau l'Amour quand c'est conté comme cela, quand la prose narrative dépasse en émotion ce que la rime masque par son tempo lyrique. Le déroulement des phrases est alors comme le mouvement des vagues successives sur la grève qui déferlent majestueusement sur la feuille puis sur les pages que nous lisons avec avidité au bord de cette plage que nous contemplons depuis notre fauteuil.

"Elle de moins dans ma vie présente, et il n'y avait plus rien. Je le sentis : ce moment confus jusque-là, et que je ne m'étais jamais confessé, me frappa d'un tel coup, que tout mon coeur en tressaillit et que j'éprouvai quelque chose de l'infini de l'Amour par l'infini de la tristesse dans laquelle mon coeur se sentit tout à coup submergé." (chap.4-IX)

Ces instants magiques de la lecture sont comme des baumes revitalisant l'esprit, rafraîchissant les éventuels sécheresses du cœur ou comme les philtres euphorisant la mélancolie des "bleus à l'Âme". Les mots et les phrases deviennent des viatiques, comme le tapis volant du magicien, et nous transportent dans les airs d'où nous pouvons découvrir le paysage de la côte et toute l'étendue azurée de la mer aux mille reflets argentés et scintillants comme l'étendue infinie de nos imaginations et de nos rêves.

Dans Graziella, le décor terrestre ou de la terra ferma est la baie de Naples et le décor romanesque, ses îles proches, comme l'est l'île de Procida, coincée entre la côte et l'île d'Ischia. L'île reste un lieu mythique, mystérieux et magique où l'isolement et la découverte revêtent un sens particulier. Son territoire est défini rendant son accessibilité et sa connaissance à l'échelle de l'individu. Plus elle est petite, plus ces impressions dominent l'intrus voyageur et plus elle exerce de fascinations comme un monde clos rendu à lui-même ; l'acuité des sens peut tendre au maximum de perception ; l'imagination peut se fondre dans l'immensité de la mer et du ciel. De ce sentiment ambivalent de liberté et de contrainte tout à la fois, pouvant aller jusqu'à l'impression de réclusion, bien que volontaire, consciente et désirée, l'île fonctionne comme une sorte d'électron libre loin de la terra ferma et de ce que nous appelons quand nous à sommes à Houat : le continent...

Quand le soleil se lève...

Quand le soleil se lève...

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