"L'Idiot" ou l'Ange déçu - Fédor Dostoïevski
Il vient d'on ne sait où (en fait de Suisse), on ne sait ce qu'il est réellement (orphelin), ce qu'il veut exactement et finalement..., il pourrait s'appeler le voyageur sans nom. Sous le prétexte futile du patronyme identique avec celui de naissance de la femme du Général Epantchine, il sera introduit dans cette première famille : les parents, bourgeois "mondains" et trois filles dont Aglié Ivanovna, la cadette, personnage difficilement saisissable dans sa complexité psycho-affective. De là il sera "adopté" tout aussi "naturellement" par la famille Lébédev, par la famille Ivolguine et aura maille à partir avec un groupe "d'intellectuels" mené par Hippolyte Terentiev, dont la vie est menacée par une tuberculose évolutive. Pourrait-on dire qu'il est accueilli comme un "Messie" ? Sa naïveté, sa gentillesse, ses bonnes manières, sa franchise et finalement sa candeur confinant à "l'idiotisme" vont tour à tour le desservir et le faire aimer par toutes les âmes qu'il côtoie dans un entrelac(s) spectaculaire et souvent vertigineux mais aussi quelquefois très chaotique. Le pivot romanesque peut se résumer ainsi : qui va "posséder" (ou se marier avec) l'incomparable et mystérieuse Nastassia Philippovna" ? Cette magnifique créature féminine, jeune et belle, orpheline et "abusée" par son protecteur et père adoptif et qui devient une courtisane... Sera-ce Rogojine, être extraverti et démoniaque ou Lev Nicolaievitch Michkine, le Prince ? ce voyageur, introverti, affable, jeune et beau, réservé, timide et "simple", qui débarque à Petersbourg dans ce froid et humide matin de novembre du train venant de Varsovie.
Le train, personnage essentiel et totalement nouveau dans les romans de cette époque : nous sommes vers 1865, l'esclavage est aboli en Russie depuis quelques années et Dostoïevski qui vient de se marier pour la deuxième fois est dans le train, lui aussi, entre l'Allemagne, la Suisse surtout et enfin Milan. Il "fuit" la Russie et les créanciers, il joue toujours autant. Un an auparavant est sorti "Crime et châtiment", œuvre compacte et d'une composition solide. Entre le Prince et Piotr D. il y a une sorte de communauté "d'état d'âme", une sorte de dessein commun à vouloir "racheter les péchés" des autres et à les sauver malgré eux de leurs erreurs : en somme sauvegarder la société russe de l'athéisme, du socialisme naissant et du catholicisme. Un trait pathologique commun très fort entre eux : ces deux voyageurs sont épileptiques. Le côté chaotique du récit est à l'image de la vie de Fedor Dostoïevski à ce moment-là, aggravée et endeuillée du décès prématuré de sa fille âgée d'à peine quelques mois... Dès lors il n'est pas étonnant d'entendre dans la bouche du Prince des propos "subversifs" sur la peine de mort et sur la religion... catholique apostolique et romaine, en particulier, dans sa tirade époustouflante lors d'un grand repas avec le "gratin" invité chez la générale Epantchine, Lisaveta Prokofievna (p. 862)
Où est le sexe dans tout ça ? L'absence de désir est bien présent dans les mille pages de ce roman-fleuve, mais finalement il s'agit de l'histoire d'un ange, cela peut donc paraître conforme à l'idée que l'on se fait de ces êtres hybrides et somme toute asexués ; et de plus notre héros semble avoir quelques soucis d'impuissance d'ordre "mécanique"... Notre intrus, le voyageur, le Prince cristallise ou révèle les âmes qui l'entourent et finalement, thérapeute sans talent, car d'efficacité limitée et malade lui-même, il ne peut modifier le cours de leurs destinées et de dépit, peut-être, s'en repartira comme il est venu... par le train.
Mettre des propos extrémistes ou séditieux dans la bouche du personnage principal a souvent été utilisé en littérature romanesque comme un moyen de faire passer ses idées. À l'instar de Don Quichotte pour Cervantes, pour ne citer que le plus célèbre, le prince Michkine sert de porte-parole à Dostoïevski pour s'exprimer et développer ses opinions de Chrétien orthodoxe croyant et ultra-conservateur. On ne peut pas s'empêcher d'y reconnaître le Voyageur, car tel est son nom, dans un magnifique film de 1969 de Pier Paolo Pasolini appelé "Théorème" où un intrus vient perturber l'apparente cohérence de tous les membres d'une même famille bourgeoise italienne. Un siècle exactement sépare ces deux œuvres, le sexe a fait son apparition (la révolution sexuelle!), mais les autres thèmes peuvent se superposer.
"Je ne suis pas content du roman. Il n'exprime pas le dixième de ce que je voulais exprimer...", écrit le 25 janvier 1869 l'auteur talentueux et insatisfait de ce roman complexe, dense et fascinant.
L'idiot - Dostoïevski - Folio classique - Traduction d'Albert Mousset - Préface d'Alain Besançon - ISBN 978-2-07-038963-6