Une étoile trop filante
Née dans la Russie Tsariste de la fin du XIXème siècle dans une famille de noblesse d'Epée, très tôt, elle assure déjà sa « postérité » par l'écriture assidue de son Journal... Elle le commence vers 12-14 ans et l'écrit... en français ; témoin passif et véritable confident muet qui recueillera quotidiennement ce qu'elle veut bien lui conter. C'est à partir de ce document "auto"biographique, des témoignages de parents, ses "deux mères" et sa cousine Dina, et de sa correspondance, qu'il a été possible de reconstituer la vie trop éphémère de Marie Bashkirtseff qui meurt à 24 ans de la tuberculose pulmonaire, la grande maladie de l'époque. En fait elle avait 25 ans, car un document administratif découvert récemment atteste qu'elle est née le 11 novembre 1858 à Poltava en Ukraine. Elle décède le 31 octobre 1884 à Paris.
Sur le mausolée dressé à l'entrée à droite de l'allée centrale du cimetière de Passy, sa date de naissance est erronée…, mais quel monument ! il dépasse en hauteur le mur d’enceinte du cimetière. On peut voir son sommet lorsqu’on est assis sur une des terrasses de café de la place du Trocadéro…
Que serait-elle devenue si elle avait vécu jusqu'à 80 ans ? Si elle avait vécu jusqu'en 1940 ? Vivant à Paris, elle aurait connu la fièvre artistique des Bohèmes parisiens du début du XXème siècle. Peut-être serait-elle devenue la peintre "naturaliste" ou du roman social de la fin du siècle précédent... Dans sa courte vie, elle avait déjà prouvé son immense talent pour le dessin, la peinture, la sculpture et l'écriture, diariste féconde et grande épistolière. Elle s'était aussi engagée dans les premiers mouvements de défense du droit des femmes. Artiste protéiforme d'un ego à la mesure d'un Picasso (qui naît quand Marie meurt), Elle aurait pu être sa challengeuse tellement son potentiel créatif paraissait sans limite à l'égal de son ambition et de sa soif de reconnaissance ; à cet égard, le titre de son Journal n'est-il pas "Gloriae Cupiditas", Désir de Gloire ! Consciente de sa "grande" valeur, elle avoue à son journal son "ambition démesurée" et ne demande à la vie que de vivre jusqu'à 40 ans..., mais dès son arrivée en France, elle se sait très malade et que les mois lui sont comptés alors qu'elle n'a que 18 ans ! Il ne lui restera que 7 ans à vivre. Sa vie amoureuse est compliquée et complexe, mais surtout contradictoire entre le désir de se marier à un beau Prince fortuné ou de rester libre pour "rester dans la vie" afin d'accomplir son œuvre artistique ; fantasmes et déceptions jalonneront cette quête d'un bonheur inaccessible. Elle ne connut vraisemblablement pas l'amour charnel... Dans les dernières années de sa vie, elle sera proche d'un peintre français peu connu mais talentueux, lui aussi malade : Jules Bastien-Lepage. Ils se "garderont" mutuellement pendant leurs derniers jours. Il mourra quelques semaines après elle. Ils sont réunis "pour la postérité" et pour une partie de l'éternité dans une des salles du musée d'Orsay.
L'édition de son Journal a été tumultueuse et surtout a été "arrangée", dans les premières éditions, supprimant çà et là certains passages jugés « délicats », car certains protagonistes étaient encore vivants au moment de sa parution. Son succès de librairie fut immédiat car la mort de Marie lui a conféré ce qu'elle chercha toute sa courte vie : la notoriété, la reconnaissance et une gloire posthume ; elle était devenue une Légende. Une nouvelle et exhaustive édition est maintenant disponible. Le manuscrit comporte 19000 pages (!) représentant une centaine de carnets et cahiers et un choix a été fait s'attachant initialement à sa vie parisienne (à partir de 1877 et couvrant deux années entre ses 18 et 20 ans).
Dans son abondante correspondance, elle montre toute son effronterie, son espièglerie et une totale liberté d’expression, rare pour une femme en cette fin du XIXe siècle… Tout son talent s’exprime dans sa première lettre « anonyme » qu’elle adresse à Guy de Maupassant (ils échangeront au total une vingtaine de lettres) et qui se termine par : « Maintenant écoutez-moi bien, je resterai toujours inconnue (pour tout de bon) et je ne veux même pas vous voir de loin, votre tête pourrait me déplaire, qui sait ? Je sais seulement que vous êtes jeune et que vous n'êtes pas marié, deux points essentiels même dans le bleu des nuages.
Mais, je vous avertis que je suis charmante ; cette douce pensée vous encouragera à me répondre. Il me semble que si j'étais homme je ne voudrais pas de commerce même épistolaire avec une vieille anglaise fagottée... quoiqu'en pense Miss Hastings. »
Un quart de siècle d’une vie dense faite de joie et de tristesse, d’élans passionnés et de périodes de frustration, et de créations artistiques en tout genre ; telle fut cette comète, cette étoile (trop) filante dans le ciel du XIXe siècle ; la vie trop brève de Marie Bashkirtseff.
Références :
Journal 1877-1879, L’Age d’Homme, 1999, (ISBN 2-8251-1107-4)
Lettres, Tom Quartz Editions, 2014
Correspondance avec G de Maupassant, http://maupassant.free.fr/corresp/316.html et suivantes
Marie Bashkirtseff, Un portrait sans retouches, Colette Cosnier, Éditions Horay, 1985 (ISBN 978-2-7058-0463-3)